Théologie morale et révélation

INTRODUCTION

 

Nous allons aborder ici un chapitre dont l’objectif est d’articuler la morale avec la Révélation. C’est d’ailleurs en cela qu’il sera possible de parler de théologie morale.

Pour ce faire, nous travaillerons rapidement le schéma global de la révélation avec St Paul et l’épître aux Romains.

Ensuite, nous prendrons un temps pour évoquer ce qu’il en est de la loi naturelle du point de vue de la théologie, de savoir s’il est possible de se passer de la loi naturelle. Nous achèverons ce chapitre par un travail autour d’un extrait de Veritatis Splendor (46-53).

 

Nous reviendrons ensuite à la Révélation pour réfléchir la place de l’éthique dans ce schéma.

Nous porterons alors un regard précis sur l’articulation qui existe entre liturgie et éthique et en particulier sur l’enrichissement qu’elles reçoivent, chacune, l’une de l’autre.

 

Enfin, nous nous intéresserons à la question des vertus théologales au sein de la vie chrétienne.

Evidemment, tout ceci ne se fera pas en un seul cours, mais dans cette dynamique nous traverserons des questions comme la question du salut des païens et du dialogue avec les autres systèmes éthiques.


I. La loi éternelle

 

La méditation de Paul à propos de la justice de Dieu mérite toute notre attention sur la Révélation que fait Dieu de lui-même aux hommes. Il faut bien faire la distinction entre ce que Dieu révèle, à savoir lui-même, et le mode de révélation qu’il choisit. Les cours sur la Révélation répètent cela à l’envie.

 

Paul affirme que l’Evangile est " puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du juif d’abord, puis du grec " (Rm 1, 16). L’universalité du salut est donc affirmée avec force. Et c’est ce pour tous qui nous intéresse. Le salut est pour tous, parce que tous ont péché, " juifs et grecs sont sous l’empire du péché " (Rm 3, 9). Entre ces deux affirmations, tous sont sauvés et tous sont pécheurs (noter l’ordre qui manifeste le salut du péché et non le péché dont on est sauvé c’est-à-dire qu’on ne peut parler du péché dans la foi chrétienne que sous l’expérience du salut). Paul démontre le péché des grecs et donc celui des païens puis celui des juifs. Chacun a péché selon son ordre car chacun avait un chemin possible pour reconnaître Dieu mais chacun l’a ignoré.

 

Les grecs en prenant les éléments de la création pour des divinités (Rm 1, 23 : ils ont troqué la gloire du Dieu incorruptible contre des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, des reptiles.) et se sont enfermés orgueilleusement dans leur raison (Rm 1, 25 : ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature au lieu du créateur).

 

Les juifs, quant à eux ont oublié que la loi leur était donnée, ils la connaissaient mais ils ne la mettaient pas en pratique (Rm 2, 23-24 : Tu mets ton orgueil dans la loi, et du déshonores Dieu en transgressant la loi ! En effet, comme il est écrit, le nom de Dieu est blasphémé parmi les païens) et que l’on pouvait être sauvé, compté parmi les justes sans la loi elle-même (voir l’exemple d’Abraham Rm 4). Et reproche plus grave encore, Paul rappelle aux juifs que certains païens, physiquement incirconcis, accomplissent la loi (Rm 2, 27) et que ce faisant, sans avoir de loi, ils font naturellement ce qu’ordonne la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes, eux qui n’ont pas de loi. Ils montrent que l’œuvre voulue par la loi est inscrite dans leur cœur ; leur conscience en témoigne étalement ainsi que leurs jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les défendent. (Rm 2, 14-15).

 

Pour théoriser ce que nous venons de relire rapidement, il semble bien que le schéma paulinien de la révélation suppose que la loi éternelle de Dieu se laisse connaître par deux chemins différents : le premier qui passe par la création, reflet de la gloire de Dieu, l’autre par la loi révélée, donnée à Moïse et à tout le peuple au mont Sinaï. Deux chemins qui pourtant peuvent aboutir aux mêmes résultats : une vie juste. Deux chemins qui ne se situent donc pas en contradiction formelle et essentielle.

 

Ce qui peut se résumer de la façon suivante :

 

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Il reste que la loi éternelle n’est pas connaissable absolument par le seul chemin de la raison humaine.

Entre loi naturelle et loi révélée il n’y a pas de contradiction théorique. Ce qui fera dire à St Thomas : Tout ce qui peut se dire au niveau de la raison doit pouvoir être assumé par la foi et tout ce qui peut être dit dans la foi doit pouvoir être entendu par la raison.

 

On se souviendra de l’optimisme des pères du Concile Vatican I en 1871 lorsque à côté de la constitution Pastor aeternus (à propos du Pape pouvant jouir de l’infaillibilité de l’Eglise en certaines circonstances) ils n’hésitèrent pas à affirmer que :

  • Lorsque la raison, éclairée par la foi, cherche avec soin, piété et modération, elle arrive, parle don de Dieu, à une certaine intelligence très fructueuse des mystères, soit grâce à l’analogie avec les choses qu’elle connaît naturellement, soit grâce aux liens qui relient les mystères entre eux et avec la fin dernière de l’homme. Jamais pourtant elle n’est rendue capable de les pénétrer comme les vérités qui constituent son objet propre. Car les mystères divins, par leur nature, dépassent tellement l’intelligence créée que, même transmis par la révélation et reçus par la foi, ils demeurent recouverts du voile de la foi et comme enveloppés dans une certaine obscurité. […] C’est dans la foi que nous marchons et non dans la vision (2 Co 5, 6). " (FC 98-101) 
  • Bien que la foi soit au-dessus de la raison, il ne peut y avoir de vrai désaccord entre elles ".
  •  La foi et la raison ne peuvent jamais être en désaccord, mais encore elles s’aident mutuellement. La droite raison démontre les fondements de la foi ; éclairée par sa lumière, elle s’adonne à la science des choses divines. La foi, elle, libère et protège la raison des erreurs et lui fournit de multiples connaissances ".

En définitive nous retrouvons là les principaux arguments de Fides et ratio qui refusant tout fidéisme et tout rationalisme, faisait l’effort de bien articuler la foi et la raison.

 

II. La loi naturelle en théologie morale

 

Avançons plus avant sur le concept de loi naturelle du point de vue de la théologie.

Nous avons déjà travaillé ce concept et brièvement je rappelle que depuis fort longtemps et déjà avec Sophocle, on connaissait la possibilité d’opposer la loi des dieux à celle des hommes.

 

Ensuite, nous avons montré, avec St Thomas d’Aquin que l’être fondait le devoir : devoir qui s’énonçait sous une triple forme : se maintenir en vie, transmettre la vie, vivre ensemble et adorer Dieu.

Mais nous avons vu aussi l’extraordinaire difficulté du concept de loi naturelle en raison de la polysémie de chacun des mots loi et nature.

 

Et nous avions conclu que la loi naturelle était avant tout une loi rationnelle morale.

 

Repartons de ce point d’arrivée et travaillons quelques approches afin de mieux lire ensuite le travail de Jean-Paul II dans Veritatis Splendor (46-53).

 

 

A. Intérêt et enjeu de la réflexion sur la loi naturelle

 

Je vais reprendre ici quelques éléments rassemblés par Sr Geneviève Médevielle.

Le premier enjeu est éthique : s’il y a une loi naturelle, alors elle dépasse tous les particularismes culturels et sociaux. Il y a donc la possibilité d’une morale universelle. On peut reprocher à cette proposition le fait que l’on ne peut trouver de morale universelle en observant la multitude des cultures. Deux remarques ici :

D’une part, si l’on trouve des comportements très divers voire opposés, en revanche, on trouve toujours des lois qui gèrent la sexualité humaine ; la violence entre communautés, dans une même communauté ; il n’existe pas de société humaine sans loi, sans interdit, … Bref ! là où il y a de l’humanité, il y a de la morale et cela, c’est universel même si les formes que revêtent ces morales ne sont pas toujours compatibles.

 

D’autre part, la déclaration universelle des droits de l’homme, dont on dénonce l’occidentalisme (et donc l’aspect particulier de sa culture) devient malgré tout une référence au regard de laquelle les états doivent se positionner d’une manière ou d’une autre et à laquelle les groupes opprimés font appel. Les discussions politiques usent aussi de la gradualité de l’évolution vers la réception de cette déclaration de 1948. On remarquera enfin, qu’il s’agit d’une déclaration universelle des droits de l’homme. Il est sans doute plus facile de parler de droits de l’homme universels que d’une loi naturelle universelle dont on sait l’ambiguïté de l’expression. Peut-on déduire de ces droits universels une nature universelle de l’homme, c’est là une question difficile.

 

Il reste que lorsque l’on lit de très près Veritatis Splendor, on constate qu’à côté de la mention forte et dominante de la loi naturelle, on trouve beaucoup d’expressions autour de la dignité de l’homme (Cf. N° 49, 51, 52, 53). Comme si on avait voulu, sinon corriger le texte, du moins lui donner une autre porte d’accès, plus accessible à notre culture moderne. C’est l’interprétation que j’en fais en tout cas.

 

Le second enjeu d’une réflexion sur la loi naturelle porte sur " l’humanisation éthique comme chemin de salut ".

Comme on a pu le pressentir dans la lecture de quelques passages de l’épître de St Paul aux romains, s’il est possible aux hommes qui ne connaissent pas Dieu de vivre comme des justes, c’est parce que bien qu’incirconcis, ils ont obéi à la " loi inscrite dans leur cœur " dont on sait qu’elle est fondamentalement ce goût pour le bien, pour Dieu lui-même, même s’ils ne savent pas l’affirmer eux-mêmes. Inscrite dans la raison-conscience, cette loi les aide à avancer dans la vie en cherchant quel bien reste à faire et quel mal il faut éviter.

Cette possibilité du salut des hommes qui ne connaissent pas Dieu est un vieux débat dont une des formes est celle du christianisme anonyme défendu par Karl Rahner. (1)

 

Enfin, nous pourrions dire qu’il y a un enjeu de dialogue dans le contexte de pluralisme éthique auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. La confiance en la raison rend possible ce dialogue au niveau rationnel. Mais il faudra être prudent de ne pas tomber dans les excès des éthiques de la discussion dont on a vu que le risque était de choisir comme bien ce qui était déterminé par la discussion. Or toute discussion n’aboutit pas forcément à des positions visant le bien universel (racisme, utilitarisme, …).

 

Tout ceci amène Geneviève Médevielle à repérer trois définitions de la loi naturelle.

1. On appelle " préceptes de la loi naturelle " les préceptes éthiques qui se dégagent d’une auto-compréhension de l’homme conforme à la raison droite, opérée hors de tout recours à la révélation.

Insistance sur la nature humaine.

2. On appelle " préceptes de la loi naturelle ", les droits et les devoirs qui surgissent d’une compréhension conforme à la raison droite des inclinations de la nature humaine.

Insistance sur la finalité de l’homme. Où va-t-il ? Que faire pour y parvenir ?

3. " La loi naturelle exprime et prescrit les finalités, les droits et les devoirs qui se fondent sur la nature corporelle et spirituelle de la personne humaine […] Elle doit être définie comme l’ordre rationnel selon lequel l’homme est appelé par le Créateur à diriger et à régler sa vie et ses actes ". Donum vitae, introduction 3.

Nous avons là une définition qui englobe toutes les nuances de nature humaine, de finalité et de rationalité.

 

 

B. Lecture commentée de Veritatis splendor 46-53.

 

TRAVAIL sur Veritatis splendor (46-53) à propos de la loi naturelle et de son usage dans l’encyclique.

Il s'agit de vérifier dans ces paragraphes combien le concept de loi naturelle est souvent suivi de celui de dignité de l'homme. Comme si l'auteur de l'encyclique avait voulu montrer qu'il existe une possibilité d'équivalence dans le champ profane de la loi naturelle : la dignité de l'homme. C'est là un espace de dialogue tout à fait intéressant. Au reste, nous n'oublierons pas qu'il existe aussi des philosophies de la loi naturelle comme celle de John Finnis.

 

 

III. La révélation et la théologie morale

 

Si la théologie consiste à bâtir un discours fondé sur l’Ecriture, à l’intérieur d’une tradition vivante d’interprétation qu’est l’Eglise (en l’occurrence l’Eglise catholique) pour dire au sein de sa culture ce qu’il en est du mystère de Dieu, de sa Révélation et du retentissement de cette réflexion dans la vie concrète de l’homme, on comprendra que toute théologie bien bâtie n’est pas dissociable de l’éthique.

Prenons un schéma classique de la révélation (Xavier Thévenot) où la figure de la Révélation se déploie dans les réalités du monde visible.

 

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Où l'on voit bienque le Christ est Médiateur, sacrement primordial J Xt.

Les paroles e l'Ecriture qui peuvent soutenir un tel schéma sont les suivantes : Jn 6, 56 Eucharistie, Lc 10, 16 ; 2P 1, 21 Ecriture, Mt 18, 20 Eglise, Mt 25, 31Humanité, Rm 1, 20 ; Sg 13, 1-9 ; Col 1, 16 Cosmos

Si l’on reprend la grille de lecture de Charles Curran au début du cours, on voit qu’une telle position de départ a sa richesse. Elle montre que tout part de la Trinité et y revient dans une dynamique de Révélation et de Salut.

Autrement dit, il s’agit de reprendre le grand mouvement création – alliance – péché – incarnation – salut (qui culmine dans la passion, la mort et la résurrection du Christ) et de montrer en quoi ce mystère de la Révélation qui se déploie de manière multiforme au cours des temps et qui se concentre et se dévoile en Jésus-Christ, et de montrer que la foi en la Trinité qualifie éminemment chacun de ces événements.

Il s’agit d’intégrer la création de l’homme à l’image de Dieu et d’intégrer cet homme en tant qu’il est sexué, comme personne masculine et féminine, toutes les deux ensemble.

 

Il s’agit de regarder de près comment le Christ sauve l’humanité en étant lui-même pleinement homme, pleinement éthique ! Et le lieu de son salut a été la croix qui est au centre du mystère pascal même si elle n’en est pas l’aboutissement puisque c’est la résurrection du Christ qui atteste de la sainteté de son parcours terrestre.

 

A. Trinité et éthique

Réfléchir la question du rapport entre la Trinité et l’éthique est particulièrement difficile comme on peut s’en douter. En effet, comme il n’est pas possible pour l’homme, créature finie, de tout savoir sur son Créateur, le peu que l’on dira, fut-ce à la lumière de la Révélation, sera toujours en deçà de ce que nous apprendra la vision béatifique.

 

De plus nous gardons en mémoire que c’est toujours par la médiation de la Trinité économique (dans son rapport au salut de l’humanité) que nous avons accès à la Trinité glorieuse (ce qu’elle est en elle-même).

Ensuite, dans l’histoire de la théologie trinitaire (2), il me semble qu’il y a (au moins) deux manières différentes et pas nécessairement contradictoires d’aborder le thème de " l’imago Dei ", de l’homme créé à l’image de Dieu. La période médiévale s’est beaucoup concentré, à la suite de saint Augustin sur la personne humaine (3) créée à l’image du Dieu Trine (4). Mais une autre voie est possible. Il s’agit de considérer que ce n’est pas seulement la personne mais l’humanité dans sa différence sexuée et dans sa capacité relationnelle qui porte l’image du Dieu Trine. Ces deux approches donnent des tonalités différentes et des fécondités différentes pour l’éthique qui en découle.

 

Il y a aussi deux manières de réfléchir sur les personnes de la Trinité :

Soit on admet que tout en étant unies pour une même action, les trois personnes de la Trinité ont chacune un mode propre et personnel de participer à l’action commune (5). Les conséquences éthiques relèveront de l’imitation du mode d’agir de chacune des personnes.

 

Soit on fait porter l’effort sur la contemplation des relations intratrinitaires. Les conséquences éthiques portent alors plus sur le relationnel.

 

On comprendra aisément que ces formes d’analyses de la théologie trinitaire entretiennent entre elles des affinités plus ou moins grandes. On peut bâtir le tableau suivant :

 

 

Imago Dei

Trinité

C’est la personne qui porte l’image de Dieu. La personne est d’abord vue pour elle-même.

Mode d’action des personnes (Père, Fils et Esprit) envers les hommes comme modèle pour l’agir de chacun envers autrui.

C’est comme homme et femme que les êtres humains portent l’image de Dieu. La personne humaine est d’abord perçue comme un être relationnel.

Relationnel intratrinitaire. Entre le Père et le Fils et l’Esprit Saint comme modèle pour les relations interpersonnelles.

 

Personnellement, je suis plus sensible à l’approche qui tient compte du relationnel intratrinitaire et c’est par elle que je vais commencer. Ensuite, nous regarderons ce qu’il en est de l’autre approche, et en particulier du travail de Xavier Thévenot sur ce sujet.

 

 

1. Relationnel intratrinitaire et imago Dei.

 

a) Le Père et Jésus

 

Sans doute que c’est le Christ dans sa relation à son Père qui peut être pour nous une source fondamentale d’approfondissement de notre théologie morale.

La prière de Jésus au chapitre 17 de Jean est particulièrement riche pour notre question. Ce sont les " Comme toi Père tu m’as… " qui vont être des indices de ce lien théologique entre la relation Père-Fils et la pratique à laquelle est conviée l’humanité.

 

" Comme tu m’as envoyé dans le monde, je les envoie dans le monde " (v. 18). La manière dont Jésus envoie ses disciples apporter la paix, guérir les malades et annoncer le règne de Dieu tout proche (Lc 10, 1-11) est exactement ce que Jésus faisait lui-même au tout début de son ministère (Lc 4, 38-44). La dimension éthique est toujours associée à la dimension de l’annonce du règne de Dieu. Autrement dit, il est impossible d’annoncer le règne de Dieu en faisant le mal. Pour être plus précis, l’éthique dont il s’agit ici est l’éthique des missionnaires à l’égard des autres. Pour reprendre un mot de Karl Rahner, il y a " une unité intérieure de l’éthicité et de la religion ".

 

" Si l’amour du prochain peut être saisi comme la somme pure et simple de toute obligation éthique (cela dès l’Evangile), et si en même temps il est ce qui déborde par principe une éthique de la loi faite de réalisations objectivement comptables, et si amour de Dieu et amour du prochain ne peuvent être accomplis que dans le seul et unique amour de l’homme, alors est justement impliquée l’unité intérieure de l’éthicité et de la religion ".(6)

S’il y a donc une unité, intérieure entre éthique et religion, c’est donc qu’il n’y a pas d’opposition entre ces deux attitudes. On dira alors, pour manifester ce principe, que Dieu ne fait pas nombre avec les réalités intramondaines. Qu’est-ce à dire ? Rien d’autre qu’il est possible d’aimer les gens et d’aimer Dieu dans un même mouvement.

 

Graphiquement on peut représenter cela de la façon suivante :

 

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Autre " comme nous " qui nous intéresse : " Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que m’as envoyé " (v. 21). On voit bien à quel point l’unité entre nous les disciples du Seigneur trouve son modèle et sa source dans la vie trinitaire. Cette prière de Jésus pour notre unité à l’image de l’unité qu’il vit avec son Père nous apprend que notre unité n’est pas appelée à être une uniformité ni à gommer nos différences. Ainsi lorsque l’on contemple le mystère de l’agonie de notre Seigneur au jardin des oliviers, nous assistons bien à un dialogue tendu, difficile et qui s’avérera crucifiant pour le Christ. Unité mais différence. L’archevêque de Cambrai, Jacques Delaporte, avait coutume de dire que dans la Trinité la communion pouvait être infinie parce que les différences étaient infinies.

Enfin, cette unité des disciples sera fructueuse pour la qualité de la mission. C’est d’une certaine manière l’adaptation à nous les chrétiens de l’adage : " Médecin, soigne-toi toi-même ". Il est assez évident que notre mission aura plus de chance de porter du fruit si entre nous l’Evangile porte du fruit et du fruit en abondance.

 

La fin du chapitre 17 de Jean s’achève sur une note apocalyptique qui récapitule le grand mouvement de la prière de Jésus : " Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée […] Je leur ai fait connaître ton nom et je leur ferai connaître encore afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux " (v. 26). Le sommet de notre lien avec la Trinité sera l’introduction dans la gloire de la Trinité, la fameuse vision béatifique.

 

 

b) Jésus et l’Esprit-Saint.

 

Dans notre Eglise catholique l’Esprit-Saint est souvent le parent pauvre de notre théologie même si il est plus honoré et prié qu’avant, plus étudié aussi dans la science théologique.

 

C’est au chapitre 16 que nous apprenons de Jésus lui-même ce qu’il en est du rapport qu’il entretient avec lui et que nous sommes désormais invités à entretenir aussi avec lui. Tout d’abord, l’Esprit est un don du Christ. " C’est votre avantage que je m’en aille ; en effet, si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; si, au contraire je pars, je vous l’enverrai " (Jn 16, 7). Et sur la croix " il remit l’Esprit " (Jn 19, 30).

 

Dans l’économie du salut, l’Esprit-Saint nous fait accéder à la vérité tout entière parce qu’il est en communion avec le Père et le Fils. " Il ne parlera pas de son propre chef, mais il dira ce qu’il entendra " (Jn 16, 13). Il transmettra aux disciples ce qui est au Christ et qui vient du Père (Jn 16, 15). Enfin, il rendra témoignage au Fils, il le glorifiera. Cette remarque vaut donc aussi pour tous les gestes éthiques que Jésus a posé tout au long de son ministère. Gestes de miséricorde (va et ne pèche plus) ; geste qui invite à rendre compte de ses actes (pourquoi m’as-tu frappé ?) ; geste ultime et sublime du don de sa vie pour le salut des hommes.

 

L’Esprit pousse aussi Jésus au désert pour y être tenté. Cette scène que l’on retrouve dans les synoptiques est susceptible de nombreuses interprétations, comme on l’a déjà vu. A mon avis, nous découvrons là aussi combien sont grandes les possibilités du cœur de l’homme lorsqu’il se sent privé des secours de la grâce (conduit en plein désert). Dans ses exercices, à la neuvième règle de discernement de la première semaine, saint Ignace affirme qu’il y a trois raisons pour que nous ne goûtions plus la consolation : La première provient de notre tiédeur et de nos fautes. La seconde a pour but de nous faire éprouver ce qu’il en est de nos bonnes résolutions sans le secours sensible de la grâce. La troisième a pour objet de nous faire découvrir qu’il ne nous appartient pas de faire naître des consolations. Ces temps-là sont propices aux tentations car rien ne nous guide vers la sainteté sinon la force de notre foi et l’action persévérante de notre conscience dans la quête du bien. Une quatrième raison vient en sus : celle d’éviter que nous tombions dans l’orgueil ou la vanité qui ne manqueraient pas de venir dans une consolation permanente car nous risquerions bien vite d’oublier que ce n’est pas à nos œuvres que nous la devons. Si l’expression du Notre Père " ne nous soumets pas à la tentation " a un sens, il me semble que c’est celui-là : ne permets pas que nous soyons trop longtemps au désert.

 

 

 

2. Mode d’action des personnes de la Trinité et éthique.

 

C’est à saint Augustin et aux grands docteurs du Moyen Age que sont Saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure que l’on doit des analyses très fines et un peu complexes sur ce thème. Voici un petit tableau que je déduis de l’article de Bertrand de Margerie et qui montre la complexité de cette approche :

 

 

Trinité

Ame

Père

Cause efficiente

Mémoire (a priori du Créateur)

Fils

Cause exemplaire

Intelligence

Esprit

Cause finale

Volonté

 

 

De plus on ne travaille pas sur le binôme image et ressemblance mais sur une approche à triple dimension : vestige, image et ressemblance.

Le concept de vestige (ou d’ombre) manifeste que derrière toute créature se trouve un créateur comme une peinture trahit l’existence d’un peintre.

 

Le concept d’image est l’aptitude mise au cœur de l’homme de manifester le créateur.

Le concept de ressemblance montre que cela n’est pas toujours acquis et le péché masque d’un voile de laideur cette ressemblance. En Christ, image et ressemblance sont identiques. (Voir les expressions de saint Irénée par exemple : Le Fils et l'Esprit sont les deux mains du Père par lesquelles il a créé l'univers...).

 

 

 

Dans son article Questions de morale fondamentale : spécificité de la morale chrétienne (7), Xavier Thévenot insiste aussi sur la Trinité, mais me semble-t-il de manière moins articulée que je ne l’ai fait. Ainsi s’il parle du Père et du Fils, l’Esprit est peu ou pas mentionné. Il s’agit de présenter plutôt la fécondité éthique de la relation spirituelle à chacune des personnes du Père et du Fils.

Ainsi se tourner vers Dieu le Père permet de rentrer dans une dimension de gratuité, de se décentrer de soi, bref ! d’entrer dans une démarche de " désidolâtrie ".

 

La contemplation du Christ en croix nous permet d’affronter le mal ; sa résurrection nous fait voir quel sommet peut être le pardon ; bref ! que le non-sens le plus total peut être dépassé dans le mystère pascal.

 

L’Esprit est simplement mentionné comme celui qui nous aide à nommer les deux autres personnes de la Trinité : Abba Père ; Jésus-Christ Seigneur. C’est évidemment un peu court. Dans ce genre de dynamique, il me semble que l’on aurait pu ajouter des remarques comme : l’Esprit est source nouveauté là où l’on a l’impression d’être dans des impasses. A ce titre, parce qu’il déborde l’imagination de l’homme, il nous invite à renoncer à tout fatalisme. Enfin, il faut se souvenir des dons de l’Esprit qui aide concrètement celui ou celle qui veut lui obéir. La liste traditionnelle des 7 dons de l’Esprit-Saint est la suivante : sagesse, intelligence, conseil, force, science, piété et crainte de Dieu. Cependant il ne faut pas confondre le don de l’Esprit avec le fruit de l’Esprit. On trouve des listes nombreuses du fruit de l’Esprit dans les épîtres pauliniennes : retenons par exemple celle de Ga 5, 22-23 " Mais le fruit de l'Esprit est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi ". Le grec dit bien que c’est l’ensemble qui est fruit de l’Esprit. Le sujet est au singulier (ce que ne semble pas remarquer le Catéchisme de l’Eglise Catholique au N°1832). Autrement dit, si j’ose dire en me référant à un théologien nommé Lavoca, les dons de l’Esprit ne sont pas d’abord quelque chose qui viendrait de l’extérieur. Dieu me donnerait l’intelligence ou la force ou encore la sagesse… en fait parler de don, c’est dire que Dieu a mis en chacun de nous des aptitudes mais qu’il dépend de nous de les livrer au souffle de l’Esprit comme un marin hisse sa voile et l’oriente pour que le bateau profite du vent. Celui qui met ses dons au service de la communauté dans la docilité (8) à l’Esprit reçoit alors le fruit de l’Esprit tel que Galates nous le fait connaître. Une fois encore nous retrouvons le schéma organique du mystère de la foi.

 

B. Théologie, liturgie et éthique

La tradition chrétienne a toujours lu dans le pluriel du créateur " faisons l’homme à notre image " une intuition de la Trinité à l’œuvre. Saint Irénée lui-même n’hésitera pas à dire dans son enthousiasme que le Fils et l’Esprit sont les deux mains du Père qui modèlent l’homme.

 

La méditation de ce grand mystère par Paul nous a valu ses plus beaux hymnes et en particulier l’hymne aux Philippiens qui articule si puissamment théologie et éthique dans une hymne liturgique.

 

1 - Aussi je vous en conjure par tout ce qu'il peut y avoir d'appel pressant dans le Christ, de persuasion dans l'Amour, de communion dans l'Esprit, de tendresse compatissante,

2 - mettez le comble à ma joie par l'accord de vos sentiments : ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment ;

3 - n'accordez rien à l'esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun par l'humilité estime les autres supérieurs à soi ;

4 - ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres.

5 - Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus :

6 - Lui, de condition divine, ne retient pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu.

7 - Mais il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes. S'étant comporté comme un homme,

8 - il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix !

9 - Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom,

10 - pour que tout, au nom de Jésus, s'agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers,

11 - et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu'il est SEIGNEUR, à la gloire de Dieu le Père.

12 - Ainsi donc, mes bien-aimés, avec cette obéissance dont vous avez toujours fait preuve, et qui doit paraître, non seulement quand je suis là, mais bien plus encore maintenant que je suis absent, travaillez avec crainte et tremblement à accomplir votre salut :

13 - aussi bien, Dieu est là qui opère en vous à la fois le vouloir et l'opération même, au profit de ses bienveillants desseins.

14 - Agissez en tout sans murmures ni contestations,

15 - afin de vous rendre irréprochables et purs, enfants de Dieu sans tache au sein d'une génération dévoyée et pervertie, d'un monde où vous brillez comme des foyers de lumière,

16 - en lui présentant la Parole de vie.

 

 

 

Notons ici, que l’éthique se fonde dans une théologie qui est manifestée dans une hymne liturgique.

 

Pour reprendre un autre passage paulinien, en 2 Co 8, 9 : Christ s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté. Cet argument théologique, qui fait référence au mode de salut, veut motiver la générosité des corinthiens. Ou encore les béatitudes, qui constituent le porche du Sermon sur la Montagne, commencent par : " Bienheureux les cœurs pauvres, le Royaume des cieux est à eux ". Et ce n’est sûrement pas un hasard. La pauvreté est cette dimension humaine (que l’on ne confondra pas avec la misère) qui est accessible à tous. D’où l’étonnante exigence du magnificat qui veut que les riches deviennent pauvres et que les comblés s’embauchent pour du pain. Ce chemin est bien celui qui est accessible à tous mais on n’oubliera pas non plus que la pauvreté du cœur consiste en particulier à assumer humblement les pauvretés que l’on n’a pas choisies. Il reste que l’on peut s’aider du partage pour assumer ce chemin pascal. La règle des GEM invite à cela lorsqu’elle dit : " Accepte de manquer quelques fois car les pauvres manquent souvent ".


CONCLUSION : "Aime, et fais ce que tu veux".

 

Cette citation qui est tiré du commentaire de la première épitre de Jean de St Augustin (Sources chrétiennes N° 75, p. 329) traduit le latin : "Dilige, et quod vis fac".

 

Il n'y a rien à redire sur la traduction sauf à noter que le sens du verbe aimer (diligo) inclut une dimension de choix et donc de volonté. En fait, lorsque l'on a choisi d'aimer avec le Christ, à sa suite, en l'imitant, en réalité, on a tout choisi. La seconde partie de l'expression est presque là comme une ironie. A celui qui a choisi d'investir toute sa volonté dans l'amour à l'image du Christ qui agissait à l'image de son Père, saint Jean rappelle qu'il a tout choisi.

 

 

1. Voir une présentation de ce débat chez Jacques DUPUIS, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Cerf, Cogitatio Fidei N° 200, Paris 1992, p. 216-224.
2. Voir en particulier tout le numéro de Concilium, Septembre décembre 1999.
3. Gn 1, 26 : Dieu créa l'homme à son image ( µd:a;). Gn 1, 27 : Dieu créa l'homme (µd:a;) à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme (hb;qenÒW rk;z:) il les créa. [c'est-à-dire mâle et femelle].
4. Cf. Bertrand de MARGERIE, " La personne humaine, vestige, image et ressemblance du Dieu trine ", in Concilium N° XXVIV, 5-6, 1999, p. 119-126.
5. Bertrand de MARGERIE, " La personne humaine, vestige, image et ressemblance du Dieu trine ", in Concilium N° XXVIV, 5-6, 1999, p. 120.
6. Karl RAHNER. Traité fondamental de la foi, Trad. G. Jarczyk Centurion, Paris, 1983, p. 455.
7. Xavier THEVENOT, " Spécificité de la morale chrétienne ", in Compter sur Dieu, Cerf, Paris, 1992, p. 29-33.
8. Le CEC N° 1831 : " Ces dons complètent et mènent à leur perfection les vertus de ceux qui les reçoivent. Ils rendent les fidèles dociles à obéir avec promptitude aux inspirations divines ". On a quand même l'impression que le don est ici extérieur jusque dans l'aptitude à la réponse, ce qui risque de disqualifier la réponse libre de l'homme et par là sa participation à son salut.

 

© Bruno Feillet  09/07/2010