Cohabitation et couples

Article paru dans le Dictionnaire Encyclopédique d’Éthique Chrétienne, Paris, Cerf, 2013. Avec l'aimable autorisation de l’Éditeur.

 

COHABITATION/COUPLE

INTRODUCTION

 

Les notions de couple et de cohabitation recouvrent des réalités humaines complexes non seulement parce qu’elles concernent des hommes et des femmes, mais aussi et surtout parce que au cours des soixante dernières années leur signification a considérablement évolué.

En 1950, le dictionnaire Catholicisme présentait un article « Cohabitation » pour traiter de l’âge minimum (40 ans) de la gouvernante du prêtre qui logerait dans sa demeure. Dans les années 1970, « cohabitation » était associée à l’adjectif « juvénile » pour décrire des comportements plus ou moins liés à ce que l’on appellerait aujourd’hui la « jeunesse sexuelle » ou ce que l’on constate dans le monde étudiant et dans certains milieux ouvriers précaires. La stabilité de ces cohabitations est si faible que désormais, dans les enquêtes emploi portant sur la cohabitation des 15-29 ans, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) exclut de ses études les populations « des étudiants en cité universitaire et des jeunes en foyer de travailleurs ».

Actuellement, « cohabitation » renvoie à une vie adulte. « L’habitation dans une résidence commune » nous servira de critère majeur pour cadrer notre étude. Et par résidence commune, le lecteur comprendra que les « cohabitants » ne doivent plus être à la charge de leurs parents ou, pour le dire avec Jean-Claude Kaufmann, qu’ils ont acheté une machine à laver le linge et qu’ils « lavent leur linge sale en famille ».

La réalité de couple n’est pas plus simple à décrire si l’on observe le paysage culturel français. Traditionnellement un « couple » se comprend comme un homme et une femme vivant sous le même toit. Cependant, on commence à observer des personnes qui se disent vivre en couple mais qui gardent chacune leur logement. Enfin, des partenaires homosexuels utilisent le même terme pour décrire la vie commune qu’ils mènent ensemble sous le même toit, réclamant par cet usage un statut identique aux couples hétérosexuels.

L’article s’attachera à étudier la cohabitation d’adultes hétérosexuels. C’est d’ailleurs bien ainsi que l’Insee comprend la notion de couple dans ses études puisque dans ses publications, une des évolutions possibles de ces cohabitations est le mariage dont on sait qu’il est pour l’instant, en France, réservé aux couples hétérosexuels.

 

UNIONS PLUS TARDIVES ET COHABITATIONS PLUS FRÉQUENTES

 

État des lieux.

 

Si l’analyse éthique de la cohabitation d’adultes ne dépend pas formellement du nombre de personnes ayant fait ce choix, on ne peut ignorer le phénomène massif que représente la cohabitation d’adultes en Europe[1]. « Dans toute l’Europe, il arrive de moins en moins souvent que la première union prenne la forme d’un mariage direct, c’est-à-dire d’une union où le couple attend d’être marié pour partager le même logement. En Suède, […] aujourd’hui, à peine plus de 5 % des premières unions féminines avant l’âge de 25 ans sont des mariages directs » (PRIOUX, Vivre en couple, p. 2). Plus on descend vers les pays méditerranéens et plus la tendance s’inverse. Ces derniers « se singularisent avec une écrasante majorité de mariages directs et une faible diffusion de la cohabitation hors mariage » (ibid.). Les Françaises, quant à elles, ont un comportement plus proche des pays du Nord de l’Europe : 37,4 % des 25-29 ans se déclaraient « vivre en couple non marié » en 2007[2].

On notera cependant que l’âge de la première union recule dans de nombreux pays. « En France, plusieurs facteurs ont été avancés pour expliquer cette élévation de l’âge de la première union : l’allongement des études et le chômage des jeunes d’abord, mais également l’augmentation de leur autonomie, en particulier celle des femmes, et la rigidité du marché des logements locatifs » (ibid., p. 2). Dans toutes ces remarques de France Prioux, il n’est fait aucunement appel à un changement d’idéologies ou de valeurs pour justifier du retard de l’âge de la première union par rapport aux générations de 1950. La plupart des critères sont extérieurs aux couples eux-mêmes. Ils ont pour conséquence d’entamer la liberté du couple à se lancer dans une première union. Les conditions sociales et économiques semblent les plus déterminantes.

En revanche, que cette union commence par un temps de cohabitation qui ne cesse de s’allonger au cours des dernières décennies est une évidence que les enquêtes confirment régulièrement. Il découle de leurs analyses, d’une part que les « cohabitations mènent moins souvent au mariage » et d’autre part que « de plus en plus d’hommes et de femmes ne se marient pas ». Enfin, les unions de couples cohabitants sont plus fragiles que les mariages directs : « Le mariage ne constitue pas non plus une garantie absolue contre la rupture, et dans la plupart des pays où la cohabitation est aujourd’hui fréquente, les couples dont le mariage a été précédé d’une cohabitation sont plus enclins à se séparer que ceux qui se sont mariés directement. Ainsi, la diffusion de la cohabitation prénuptiale n’a généralement pas diminué la fréquence des divorces, au contraire » (ibid., p. 3). Cette dernière remarque confirme la longue analyse de Laurent Toulemon qui évoquait déjà en 1996 la plus grande fragilité des unions qui ont commencé par une cohabitation, qu’elles se soient ou non poursuivies par un mariage. Globalement, elles sont deux fois plus fragiles que celles qui ont commencé par un mariage direct, et celles qui ont évolué vers le mariage gardent encore un risque de rupture légèrement supérieur aux unions qui ont commencé par un mariage direct[3].

 

Les raisons d’un échec.

 

La collecte des chiffres sur la cohabitation s’avère difficile pour des raisons de frontières floues sur le début des cohabitations ainsi que sur les mesures de leur rupture. Mais il est aisé de montrer que l’augmentation des unes accompagne l’accroissement massif des divorces. Nous nous garderons d’en déduire une corrélation facile et probablement fausse entre ces deux phénomènes sociaux qui dépendent l’un et l’autre d’autres facteurs. Disons seulement que ce contre quoi voulait lutter l’idéologie de la cohabitation, à savoir de permettre aux couples de se garantir de l’échec conjugal, n’a pas atteint son but. Cet échec majeur (et en quelque sorte tabou) remet en cause la principale justification d’un mode de vie conjugal hors mariage. Les études citées sont connues et publiques ; pourtant elles n’ont pas bénéficié de larges échos dans les médias, sans doute parce que l’affrontement à une telle vérité aurait exigé de faire le deuil d’une idéologie et de pratiques dans la ligne des « révolutions étudiantes » de la fin des années 1960 dans l’ensemble du monde occidental. L’argument se voulait rationnel et prudent, mais les conséquences en termes de désillusions et de blessures affectives sont nombreuses. Il recouvrait en fait une quête hédoniste qui a modifié le rapport au temps et fragilisé les couples. Ainsi a-t-on pu écrire : « Cette recherche hédoniste atteint aussi les notions de durée, de persévérance, de promesse et de fidélité qui sont inhérentes à l’amour et à la conjugalité. Le mariage, sans équivoque, est une institution bâtie sur le temps, à tel point que l’indissolubilité de l’engagement illustrait une conception du temps constructeur. Aujourd’hui le temps est devenu relatif. Le temps vécu est le temps de l’instant, oublieux d’hier et de demain. Le concubinage exprime cette nouvelle conception du temps ; il en a la fragilité et correspond à un certain refus d’un avenir déterminé, rendant plus simple la rupture des liens qu’il suppose. On se quitte comme on s’assemble, par amour, dès lors que le couple créé ne permet plus de combler l’attente qui l’a vu naître. Ainsi, jeunes ou moins jeunes, divorcés ou séparés, velléitaires ou décidés refusent la légalisation de l’engagement conjugal afin de laisser chacun libre, afin que chacun ait la conscience – ou l’illusion – de cette liberté inhérente au nouvel amour[4]. »

On peut tenter d’analyser les raisons de cet échec.

 

Fascination de la sexualité.

Les études qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont pu rappeler avec pertinence combien la sexualité était constitutive de la vie conjugale, et qu’elle méritait à ce titre une plus grande attention. Mais beaucoup, tel Wilhelm Reich, ont absolutisé le discours pour faire de cette expression amoureuse le point de départ de la vie de couple et de l’expérience du plaisir un droit, au risque de rendre ce dernier tyrannique alors que la sexualité en est l’aboutissement. Des couples ont certainement été malheureux pour des motifs d’attentes divergentes dans leur sexualité. Mais n’est-il pas vrai que puisque les personnes évoluent, la sexualité du couple évoluera ? Et quoi que les partenaires aient pu vérifier au temps de la jeunesse de leur couple, sans cesse, ces derniers devront évoluer dans les expressions de leur tendresse pour les adapter aux circonstances de leur vie. Le mythe, soutenu par une érotisation forcenée de la société, qui consiste à croire que nombre de couples se sont séparés pour cause de mésentente sexuelle est tenace. Mais la volonté de s’aimer n’a-t-elle pas surmonté bien des obstacles ? En réalité, ce n’est pas la sexualité qui fait tenir le couple mais un couple qui a un vrai projet adossé à une capacité de dialogue n’aura pas trop de difficultés à trouver les ressources pour vivre une sexualité épanouissante. Les partenaires trouveront année après année les gestes de tendresse qui leur conviennent. Combien de couples ne disent-ils pas, après quinze ou vingt ans de mariage, que leur vie sexuelle « est mieux aujourd’hui qu’à son début » ? La survalorisation de la sexualité dans la vie conjugale a bouleversé les repères qui faisaient la force des couples et la cohabitation avant le mariage ne leur en a pas donné les clés.

 

La cohabitation ne prépare pas aux réalités fondamentales du mariage.

La cohabitation entre adultes permet certainement à ces derniers de se rendre compte concrètement de leurs différences mutuelles liées tant à leur sexe, qu’à leurs patrimoines éducatifs ou encore à leurs professions. Chacun vient avec son « sac à dos ». Mieux vaut le savoir. Mais si le désir de mener vie commune était assez fort pour les lancer dans une telle aventure d’accueil, d’écoutes, de négociations et d’efforts pour affronter les différences qui les accompagneront toute leur vie, ne pouvait-il les conduire directement au mariage ? En l’occurrence, la cohabitation n’apporte pas plus que le mariage.

Par ailleurs, la cohabitation ne pourra jamais faire expérimenter la réalité du mariage dans ce qu’il a de plus spécifique, au niveau civil et plus encore au niveau religieux et sacramentel. Les fiancés cohabitants qui se présentent pour une préparation au mariage sont souvent d’une grande naïveté lorsqu’ils pensent que le mariage ne changera rien à leur vie. D’une part, parce que tant que le mariage n’est pas célébré, l’union est de fait plus fragile. Avoir l’engagement devant soi comme un projet et le prendre vraiment devant les autres comme une réalité à mettre en œuvre chaque jour n’est pas du tout identique. D’autre part, présenter son partenaire comme son mari ou sa femme, se faire appeler « Monsieur et Madame », change la perception que le couple a de lui-même plus qu’il ne l’imagine. Même le quotidien va se trouver bouleversé par cette nouvelle relation inaugurée par ce que l’on s’est engagé à mettre en œuvre sans esprit de retour.

Il faut néanmoins s’étonner de la surprenante évolution des pratiques françaises en matière de fécondité. Il fut un temps où il était peu accepté d’enfanter avant le mariage. Pourtant, en 2009, plus d’un enfant sur deux est né hors mariage. Or, s’il est relativement facile au couple de se séparer, il lui est quasiment impossible de supprimer le lien parental qui les unit à leur(s) enfant(s) et qui, par voie de conséquence, les oblige à entretenir une relation suivie entre eux. L’analyse éthique de ces situations de fait est encore à faire. Mettre au monde des enfants est-il signe de l’engagement des deux parents dont la formalisation dans un mariage attend des conditions économiques meilleures ? Mais on sait que bien des séparations de parents interviennent avant leur mariage. La progéniture a-t-elle été mise au monde comme une étape dans la construction du couple ? Mais alors quel poids fait-on porter à l’enfant ? Un certain nombre d’avantages fiscaux sont attachés aux parents isolés. Peut-on y voir une motivation chez des couples plus démunis ? Nous pouvons au moins dire que les enfants nés hors mariage viennent brouiller l’engagement du couple en introduisant au milieu de celui-ci l’engagement parental. Des analyses fines montreront sans doute qu’il n’y a pas d’explication unique et simple à ce constat.

 

La question de la liberté.

Dans une cohabitation, la liberté des partenaires subit parfois une autocensure. Comme personne n’a promis publiquement de rester, les cohabitants n’osent pas toujours être vrais dans les différences qui les habitent et n’osent pas le conflit par crainte de perdre l’autre. Après le mariage, il se peut que chacun, s’appuyant sur la promesse de l’autre de rester, se montre sous son vrai jour. Le conjoint a alors l’impression de s’être marié avec quelqu’un d’autre. Plus la cohabitation dure, moins la liberté de quitter l’autre se fait sentir. La vie commune engage plus qu’il n’y paraît et renoncer à une histoire affective dans laquelle on a beaucoup investi est parfois trop coûteux aux yeux de l’un ou l’autre partenaire. Paradoxalement, plus la cohabitation dure et plus il faut aussi se poser la question de la capacité du couple ou de l’un des deux partenaires à vouloir s’engager vraiment. Les trop longues cohabitations contiennent des non-dits sur la peur de l’engagement. Si après toutes ces années, on se décide pour le mariage, les partenaires le célèbrent dans la dynamique d’une habitude mais pas forcément sur des fondations posées après mûres réflexions. Le couple peut soit s’effondrer très rapidement après le mariage (depuis plus de vingt-cinq ans le pic des divorces en France est dans la quatrième année du mariage civil), soit il choisit d’opérer un réaménagement intérieur. Les partenaires du couple sont alors comparables à des amateurs pressés qui, ayant acheté une armoire en kit à monter chez soi, oublient de regarder le plan de montage pensant que c’est très facile et à la dernière pièce s’aperçoivent qu’ils doivent tout démonter pour remonter l’ensemble dans le bon ordre. On parvient ainsi à ses fins, mais l’armoire, d’avoir été montée, démontée et remontée en a été un peu fragilisée.

On pourrait regarder ce temps de cohabitation qui évoluerait vers le mariage civil et religieux comme une évolution de la compréhension de la liberté. Cela suppose pour les partenaires la découverte de deux formes de libertés. L’une, native : nous sommes tous libres ; l’autre, acquise : elle est le fruit d’une libération. Si l’on considère les quatre états conjugaux que l’on peut observer en France : le concubinage, le Pacs, le mariage civil et le mariage religieux, on peut y voir quatre degrés dans la perte progressive de la première liberté mais aussi dans l’acquisition progressive de la seconde. Un regard sur les capacités de séparation du couple le montrera facilement. Dans la cohabitation, il suffit de claquer la porte. Dans un Pacs, la rupture du contrat peut se faire unilatéralement par l’un des deux partenaires sur simple déclaration au tribunal d’instance. Dans un mariage, il faut cette fois-ci un tiers, un juge pour dissoudre le lien conjugal. Enfin, dans le cadre du mariage religieux catholique, s’il a été validement contracté, « ce que Dieu a uni » l’homme ne peut pas le défaire. Dans le cadre de la liberté acquise, c’est le cheminement inverse qui s’opère. Les membres du couple consentent à nouer le lien le plus fort parce qu’ils ont perçu combien il était libérant pour chacun de se lier à l’autre : « Depuis que l’on s’est engagé, on s’aime plus », affirment nombre de jeunes mariés. C’est l’étonnante expérience que l’engagement libère. Il libère des énergies d’amour et de tendresse ; il libère parfois les fécondités quand cela n’a pas été fait avant ; il libère des projets contenus et qui peuvent désormais s’exprimer puisque le temps long se découvre pour le couple comme un allié à leur service ; il libère parce qu’il existe un projet qui mobilise toute la vie et toute sa vie ; il libère parce que l’on a vraiment confiance en l’engagement de l’autre à son égard. Jean Ladrière parle à cette occasion de « dilatation de l’être ». Le passage d’une liberté à l’autre dans le cadre d’une vie de couple n’est pas automatique. Elle suppose un certain courage, une espérance et une vraie confiance en soi et en l’autre.

Il fut un temps où la société portait l’engagement des couples et celui-ci semblait plus facile. Aujourd’hui, le libéralisme individuel touche aussi le domaine des sentiments et des engagements personnels. Il est commun d’avoir plusieurs vies professionnelles et il est de plus en plus admis d’avoir plusieurs vies sentimentales. Pourtant qu’y a-t-il de plus grand dans la vie d’un homme ou d’une femme que de pouvoir engager tout soi-même en promettant que celui ou celle que l’on sera demain tiendra la parole de celui qu’il ou elle était hier ? Il ne peut y avoir de fidélité sans point de départ à cette fidélité.

 

La cohabitation ne peut pas tout donner.

On oublie trop souvent que ce qui caractérise une cohabitation est justement son statut provisoire et précaire. Par conséquent et par définition, elle ne peut permettre aux cohabitants d’expérimenter ce qu’il en est du « pour toujours » de l’engagement du mariage. On ne peut expérimenter provisoirement ce qui doit être définitif. De plus, peut-on simplement essayer des personnes ? Contrairement aux objets, ces dernières peuvent évoluer et quelle que soit la qualité de ce qui aura été vécu au début, demain sera différent d’hier. Cet engagement à vie de ceux qui s’aiment n’est nullement « une ingérence indue de la société ou de l’autorité, ni l’imposition extrinsèque d’une forme ; elle est une exigence intérieure du pacte d’amour conjugal » (Jean-Paul II, Exhortation apostolique Familiaris consortio, 1981, n° 11). Trop souvent, lors de l’échec du projet, on accuse les institutions de faire porter un poids insupportable sur le couple. Or, il n’en est rien. D’une part parce que à l’origine de leur couple, l’indissolubilité était leur vœu le plus cher et d’autre part parce que depuis un siècle, la société s’est de plus en plus interdit d’intervenir dans la vie des couples[5].

Il ne faut jamais oublier que la vie amoureuse, pour être éminemment privée, n’en a pas moins des conséquences très publiques. Tout cela entraîne des changements psychologiques beaucoup plus considérables que ne le pensent les fiancés cohabitants. On ne gère pas les conflits de la même façon quand l’autre a promis de rester que s’il ne l’a pas encore fait ; les conditions fiscales sont modifiées ; la gestion de la fécondité et de la filiation se fait sous un autre jour… Ceux qui se marient directement intègrent plus facilement tous ces changements sociaux et psychologiques qui font partie de leur perception du mariage. Ceux qui ont choisi le chemin de la cohabitation diluent l’intégration de tous ces changements. La vie quotidienne et ses exigences propres oblitèrent souvent les temps de réflexion. Combien de couples cohabitants confondent expérience de la vie commune avec réflexion sur leurs sentiments et leur avenir. Trop souvent l’occasion de la préparation au mariage religieux est le premier moment où ils prennent du recul sur ce qu’ils ont vécu, mettent des mots sur leurs sentiments et réfléchissent sur leurs atouts pour traverser les difficultés de la vie. On trouvera là les raisons des délais longs que demande l’Église catholique entre le moment de l’inscription et celui de la célébration du mariage. Au cours de ce délai, généralement un an, on constate que, malgré des cohabitations de plusieurs années, 15 % des couples renoncent à la célébration pour des motifs aussi divers qu’un désamour, une grossesse imprévue ou encore un chômage. Les conditions économiques jouent un rôle très important comme facteur d’accès au mariage civil. Plus que dans d’autres pays, en France, un métier à durée indéterminée est considéré comme nécessaire pour se donner le droit de se marier alors que rien dans la législation française ni dans les critères des Églises n’y oblige. De plus, tant que les futurs époux n’ont pas réuni la somme nécessaire pour une fête mémorable, ils patientent. Quant au critère de fécondité, il joue de moins en moins en faveur du mariage puisque désormais plus d’un enfant sur deux naît hors mariage[6].

La cohabitation ne rend pas les couples plus solides. Si l’on regarde les causes des séparations et des divorces qui sont souvent complexes et multicausales, on comprend pourquoi elle n’est pas déterminante :

– On confond le sentiment amoureux avec l’amour de l’autre si bien que l’on croit que si on ne « ressent » plus ce sentiment amoureux pour l’autre, cela signifie qu’on ne l’aime plus.

– L’endurcissement du cœur (Mt 19, 8) fait que l’on se met à compter et à comparer les efforts mutuels alors que l’amour ne cherche pas son intérêt (1 Co 13, 5). La mesquinerie est un poison qui s’installe sans bruit dans les couples. Il faut beaucoup de courage et d’amour pour s’interdire tout calcul et toute comparaison dans ce que chacun apporte à la vie conjugale.

– Quoi qu’on en dise, beaucoup encore croient que le couple parfait, où chacun devrait être l’exacte moitié de l’autre, existe. Lorsqu’après un certain laps de temps, variable selon les personnes, on s’aperçoit que l’autre n’apportera jamais tout ce qui manque, on se quitte pour chercher le partenaire parfait. Jusqu’au jour où l’on comprend que le couple idéal est celui qui a fait le deuil de ne pas l’être et que certains se disent avec regret que « finalement, le premier couple n’était pas si mal ».

– On ne peut pas ignorer les fautes graves qui blessent le couple profondément comme l’adultère ou les comportements sexuels aberrants (échangismes…). Ces blessures contre l’unité du couple et l’unité intérieure de chaque personne (disjonction du langage du corps et de celui des sentiments) sont évidemment les plus difficiles à surmonter. Une chose est de « s’éclater » aux cours de fêtes très arrosées, une autre est de recoller les morceaux.

La liste n’est évidemment pas close.

 

Multiplicité des statuts conjugaux.

La société française et plus généralement la société occidentale connaissent une transformation considérable en ce qui concerne les institutions matrimoniales. En effet, et sans doute pour faire droit d’une part aux différents modes de vie de fait et d’autre part à la poussée du libéralisme individualiste, plusieurs statuts conjugaux coexistent simultanément en leur sein. Pour faire bref, l’organisation du statut matrimonial poursuit trois objectifs majeurs : organiser les relations hommes-femmes en évitant les violences liées aux liens affectifs ; organiser la filiation, c’est-à-dire donner la capacité aux enfants de se repérer dans la succession des générations ; enfin, le repérage des filiations sert aussi à la très importante et complexe question de la transmission des biens.

De plus, la société occidentale est marquée par un double phénomène : l’individualisme libéral et la mondialisation des cultures. Les États ne ressentent donc plus l’obligation d’imposer un mode de vie conjugal et, petit à petit, créent du droit pour accompagner les différentes variantes de vie conjugale que leurs contemporains adoptent. Ainsi, en France comme dans de nombreux pays occidentaux, on constate la coexistence de plusieurs modes conjugaux. De la possession d’état (cohabitation durable) au mariage religieux en passant par le Pacs ou le mariage civil, la situation est de plus en plus complexe et plurielle. Cela se vérifie en particulier par la diversité des « officiers » ou « officiants » qui interviennent à chacun des niveaux d’union des partenaires : « celui du culte, le prêtre ; celui d’état civil, le maire ; l’officier ministériel, le notaire ; et celui de justice, le juge. Mais aujourd’hui s’ajoutent à cette liste de nouveaux acteurs, qui seraient plutôt des “caissiers”, gérant des “caisses” : caisses d’allocations familiales et de maladie, pour la sécurité sociale, caisses de retraite, caisses d’épargne, caisses bancaires, caisses de chômage[7]… »

La pluralité des instances habilitées à valider tel ou tel type d’union manifeste une forme de démission de l’État sur le choix de vie des adultes du moment qu’il est librement consenti. Le XIXe siècle avait longtemps hésité avant de mettre le juge au sommet de la question matrimoniale (loi Naquet, 1884) et de faire du mariage civil un préalable à tout mariage religieux. Or, aujourd’hui, à faire de la libre détermination des adultes le principal critère de l’encadrement de l’institution familiale, il est à craindre que l’État ne perde le premier niveau de structuration sociale et ne se perde lui-même. Certes l’institution de la famille relève plus du roseau que du chêne : « L’expérience historique révèle la formidable puissance de résistance et d’adaptation d’une institution : peu d’entre elles ont ainsi su traverser les changements économiques et sociaux fondamentaux qui ont fait passer des sociétés fondées sur une économie paysanne à des sociétés fondées sur une société industrielle et postindustrielle[8]. »

 

Politique fiscale et mariage civil.

À défaut d’avoir un discours officiel sur la famille d’une part et sur le mariage d’autre part, on peut décrypter à travers les politiques fiscales les valeurs qui habitent l’État. De longue date déjà, on constate que la pauvreté met à mal l’institution du mariage. Ainsi, au XVIIIe siècle, « la pauvreté était la raison principale qui poussait les couples à se dispenser des formes légales, mais non la seule. La situation de l’immigré, coupé de sa communauté d’origine, dépourvu de statut social […] et de domicile fixe, incitait également à vivre à l’écart des lois[9]. » C’est pourquoi, en « 1770, un rapport de police mentionne à Paris “un grand nombre de ménages de gens pauvres qui n’avaient pas été conjoints à l’Église”. La réaction des autorités fut d’imposer aux paroisses le mariage gratuit pour les indigents[10]. » Plus près de nous, l’amendement Courson, adopté par la loi de finances 1996, a finalement exclu les concubins du bénéfice de la demi-part supplémentaire accordée aux personnes qui élèvent seules un enfant. La conséquence immédiate fut une augmentation de 10 % des mariages civils alors que dans le même temps le nombre des mariages catholiques n’a pas varié. Ainsi donc, lorsque des valeurs fortes n’habitent pas les couples, l’incitation fiscale est un puissant moteur pour quitter le monde de la cohabitation et rejoindre celui du mariage. Il va de soi que des mesures en sens inverse auraient freiné l’accès au mariage.

Il convient aussi d’évoquer une réalité qui est en croissance ces dernières années : la cohabitation de personnes du troisième âge dont l’un des deux est veuf ou veuve. Si l’un des deux partenaires perçoit une pension de réversion du conjoint défunt égale à la moitié environ de ce que percevait le défunt comme retraite, celle-ci peut être réduite voire supprimée en fonction de la réglementation. Cela amène certains couples à renoncer au mariage pour éviter de réduire leurs revenus. Là aussi, le facteur économique est déterminant pour l’accès au mariage civil ainsi qu’au mariage religieux qui lui est nécessairement consécutif.

Les études ont par ailleurs montré qu’en période de fort chômage, l’évolution du mariage civil était inversement proportionnelle aux variations du chômage. C’est dire combien les facteurs économiques ont toujours eu une influence majeure sur le choix des modes de vie des couples : cela pose une question à propos des populations trop souvent marquées par la pauvreté et la précarité et qui, à ce titre, se trouvent constamment empêchées d’accéder au mariage civil et donc aussi au mariage religieux. La compréhension morale de ces situations familiales dans ces contextes difficiles trouve beaucoup d’indulgence. Le pape Benoît XVI lui-même ne craint pas d’écrire que lorsque « l’incertitude sur les conditions de travail, en raison des processus de mobilité et de déréglementation, devient endémique, surgissent alors des formes d’instabilité psychologique, des difficultés à construire un parcours personnel cohérent dans l’existence, y compris à l’égard du mariage » (Caritas in veritate, 2009, n° 25). La loi de gradualité peut nous aider à y voir plus clair en inscrivant une dynamique d’engagement au sein du couple. Le critère majeur que l’on retiendra porte sur le fait de savoir si le couple cohabitant pour absence de conditions économiques suffisantes est déterminé à se marier et s’il passera à l’acte dès que ces dernières seront réunies.

Ces questions « d’empêchements au mariage » pour des raisons extérieures au couple ne sont pas propres à la société occidentale. Sous d’autres cieux, en Afrique par exemple, des ethnies imposent à la femme de faire la preuve de sa fécondité par une grossesse avant de rendre possible son mariage ; l’importance de la dot est parfois si grande que le couple commence sa vie commune avant de pouvoir la rassembler, sous peine de ne la commencer qu’à un âge avancé.

 

IL Y A MIEUX QUE LA COHABITATION POUR SE PRÉPARER AU MARIAGE

 

Quoique très commune, la cohabitation n’apporte pas grand-chose aux couples qui sont déterminés à passer leur vie ensemble. S’il est clair que les pressions sociales et économiques sont difficiles à gérer pour les jeunes couples, il reste que la solidité de leur alliance tiendra sans doute à d’autres critères que ceux d’une cohabitation réussie. Tenir bon dans des engagements associatifs ou sportifs où l’on exerce sa fidélité concrètement est une bonne école. Voir ce que chacun vaut dans les bons et les mauvais jours, en été comme en hiver, est précieux pour connaître son futur conjoint. Construire un projet commun qui ne dépend pas trop des conditions extérieures et qui s’appuie sur plus solide que leur seul désir, comme une communauté, une foi, ou Dieu lui-même, constitue un minimum. Avoir décidé de se marier et vivre cette décision comme libérante pour chacun est incontournable. Mettre la sexualité à sa place dans le couple sans lui donner toute la place relève d’un vrai travail. Enfin, selon Xavier Lacroix, il faut se souvenir constamment que l’on ne se marie pas parce que l’on s’aime mais parce que l’on veut s’aimer.

 

© BRUNO FEILLET. 2012

 

Bibliographie.

– Ph. BORDEYNE, Éthique du mariage. La vocation sociale de l’amour, Paris, DDB, coll. « Théologie à l’Université » 12, 2010.

– R. GRIMM, Les couples non mariés, Genève, Labor et Fides, 1989.

– J.-Cl. GUILLEBAUD, La yyrannie  du  plaisir, Paris, Éd. du Seuil, 1998.

– X. LACROIX, Les  mirages  de  l’amour, Paris, Bayard,

1997.

– J. LADRIÈRE, art. « Engagement », Encyclopae- dia Universalis, 2005.

– Chr. TICHIT, « Le spectre de la stérilité en Afrique centrale. De la question épidémiologique à la question sociale », dans C. GOURBIN (dir.), Santé de la reproduction au Nord et au Sud. De la connaissance à l’action, UCL Presses universitaires de Louvain, 2009, p. 257-275.

 

 


[1] Fr. PRIOUX, Vivre en couple, se marier, se séparer :

contrastes européens, Population et sociétés, n° 422, avril

2006.

 

[2] Source : Insee, enquêtes Emploi du 1er au 4e trimestre 2007.

[3] L. TOULEMON, « La cohabitation hors mariage s’installe dans la durée », Population, n° 3, 1996, p. 675-716, ici p. 694.

[4] B. DUBELLOY et M. LÉVY, art. « Cohabitation juvénile », Encyclopaedia Universalis, 2005.

[5] Voir Fr. DE SINGLY, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1993.

[6] Source : Insee, Données détaillées des statistiques d’état civil sur les naissances en 2008.

[7] . M.-L. LÉVY, Du mariage, Populations et Sociétés, n° 210, février 1987, p. 2.

[8] M. SEGALEN, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 19964, p. 8.

[9] A. BURGUIÈRE, Chr. KLAPISCH-ZUBER, M. SEGALEN et Fr. ZONABEND (dir.), Histoire de la famille, t. III : Le Choc des modernités, Paris, Armand Colin, coll. « Livre de poche » 422, p. 172.

[10] Ibid.