II. APPROCHE THEORIQUE DE LA QUESTION

 

A. DIFFERENTES SOCIOLOGIES DE LA FAMILLE


Ce n’est un mystère pour personne qu’il y a différentes approches de la famille en France. Le récent débat sur le Pacs, les différentes enquêtes et rapports sur la famille du professeur Hauser et de Mme Théry montrent à l’envie combien la sociologie de la famille doit se décliner au pluriel.
Un article de Jean Kellerhals et de Louis Roussel à propos des « sociologues face aux mutations de la famille »(22) ainsi qu’un travail plus récent de Jean-Hugues Déchaux à propos des « orientations théoriques en sociologie de la famille »(23) attestent de la conscience de la pluralité des approches sociologiques de la famille dans la communauté des chercheurs depuis quelques décennies.

 

1. Approche diachronique


Le premier article de Kellerhals et Roussel montre non seulement la pluralité des approches mais aussi l’extrême variété des directions dans lesquelles sont menées les recherches en sociologie de la famille entre 1965 et 1985. Les auteurs relèvent 12 « problèmes-clés que l’actualité, démographique surtout, a posés à la sociologie de la famille. Ils tentent, à travers eux, de repérer les tendances dominantes des recherches dans ce domaine »(24) .
1. Le choc de l’évolution démographique à travers ses indicateurs les plus courants : Taux de nuptialité, taux de fécondité, taux de naissance hors mariage, taux de divortialité. Comment rendre compte de ces mutations ? Les points qui suivent présentent des tentatives d’explicitation.
2. La place de plus en plus importante des femmes sur le marché du travail salarié a bouleversé le marché de l’emploi mais aussi la vie familiale dans toutes ses dimensions.
3. Un rapport à la fécondité modifié par des causes exogènes comme la contraception et la législation afférente ; une diminution du taux de fécondité ; un autre rapport à l’enfant (sens de l’enfant, rang de l’enfant dans la fratrie, programmation des naissances en fonction du travail, …) ont fait l’objet de nombreuses études.
4. L’augmentation du taux de divortialité n’est pas sans lien avec l’accès des femmes au travail et donc à une autonomie de revenu. Cette augmentation se traduit par une croissance corrélative des familles « recomposées ». Les ruptures seraient entre autres causées par un certain irréalisme quant à ce que l’on peut attendre de la vie de couple ou à une baisse de l’homogamie.
5. De nouveaux modèles familiaux. Les familles se fondent sur d’autres principes que dans les décennies précédentes et l’on peut repérer une plus grande diversité des styles relationnels familiaux (fusionnel, consensuel, communicationnel, …)
6. L’homogamie qui perdure. Ce point semble en contradiction avec le point 4. En fait si elle demeure majoritaire, les études montrent qu’elle baisse un peu.
7. Un réseau familial fort.
8. Croissance des unions libres
9. La hantise de la normalité
10. Evolution du droit de la famille.
11. Une intervention de l’état croissante dans la politique familiale.
12. Une évolution des familles qui se ferait au carrefour de trois dominantes : privatisation, pluralisation et normalisation.

Une petite analyse de l’article et de cette grille de lecture montre que le rapport entre vie familiale, vie conjugale et vie économique n’est pas traité pour lui-même. Ce n’est pourtant pas faute d’y avoir pensé. Les auteurs de l’article écrivent en effet à propos de la chute du taux de nuptialité et des indicateurs familiaux : « La crise économique aurait pu être avancée comme explication générale. Mais les changements démographiques l’avaient devancée et les pays qui paraissent aujourd’hui les mieux protégés contre la récession sont souvent ceux-là mêmes qui accusent les plus fortes perturbations dans le domaine de la famille. »(25)
Cette remarque sur la crise économique me semble bien rapide. En 1987, date à laquelle l’article est publié, Les chiffres disponibles étaient probablement ceux de 1985. La crise battait déjà son plein et il me semble qu’il était déjà possible de lui reconnaître une influence importante sur l’évolution des indicateurs familiaux que sont les taux de nuptialité et de naissance hors mariage. Si de 1965 à 1975 les courbes des taux de chômage et de nuptialité semblent sans rapport l’une avec l’autre, on ne peut en dire autant entre 1975 et 1985.
Il est possible que les rédacteurs de l’article n’aient pas eu l’occasion de construire ce graphe. Il témoigne pour eux en ce sens que les 10 premières années de leur période d’étude apparaissent sans lien aucun avec le taux de chômage, mais aussi parce qu’effectivement, la chute du taux de nuptialité précède de deux ans la très forte augmentation du taux de chômage. En revanche, il me semble que notre graphe 5 révèle une analyse de Roussel et Kellerhals par trop approximative pour la dernière décennie de leur étude (75-85).

 

2. Approche synchronique


L’article de Jean-Hugues Déchaux porte essentiellement sur l’actualité de l’édition en sociologie de la famille au cours des années 1992-1993. A partir des ouvrages de François de Singly, Irène Théry, Jean-Claude Kaufmann et de Martine Ségalen (26), l’auteur montre qu’il est possible de distribuer les publications en sociologie(s) de la famille selon quatre critères. D’une part la sociologie de la famille adopte soit le point de vue de la conjugalité soit le point de vue de la parentalité. D’autre part, si chacune de ces approches atteste d’une désinstitutionnalisation du mariage, les auteurs ne lui attribuent pas forcément la même importance. Ce qui permet de construire le tableau suivant (27):

 

Tableau 1 : Répartition de sociologues français selon leur approche de la désinstitutionalisation de la famille.
 

F. de Singly J.-Cl. Kaufmann
I. Théry M. Ségalen
 

Disons, pour commenter la notion de version +, qu’il s’agit pour les auteurs d’accompagner cette désinstitutionnalisation soit parce qu’ils la croient inévitable soit parce qu’ils l’appellent de leurs vœux ; tandis que pour ceux qui sont concernés par la version -, il s’agit plutôt de dire : « oui, il y a une désinstitutionnalisation mais l’institution revient autrement ».
J.-H. Déchaux ne place pas les auteurs dans son tableau, mais il me semble qu’après une analyse des commentaires qu’il fait et notre propre lecture des ouvrages cités, on ne peut aboutir qu’à ce résultat.
Il faut aussi noter que l’auteur de l’article adresse un reproche collectif à ceux qui concluent à la désinstitutionnalisation familiale qui interprètent le concept d’institution surtout dans un sens plus juridique que sociologique(28) . Ce reproche s’adresse principalement à F. de Singly et I. Théry.
Enfin, la conclusion de Jean-Hugues Déchaux montre combien il est difficile aux sociologues de ne pas se laisser influencer par leurs valeurs personnelles : « L’analyse du traitement de la temporalité confirme par ces différentes sociologies de la famille la pertinence de notre grille d’analyse et met donc en évidence les positions morales et politiques qui sont les leurs quant à la modernité. Se trouve par-là rappelé que le débat moral n’est jamais véritablement absent des discussions scientifiques. »(29) Toute la question, en ce qui nous concerne, est lorsque nous ferons le choix d’une sociologie de la famille, sera-ce pour des raisons scientifiques ou pour des raisons morales ?
Reprenons ces auteurs de manière un peu plus précise.
 


a. François de Singly


François de Singly est actuellement professeur à la Sorbonne, Directeur du centre de recherches en sociologie de la famille. C’est un des ténors de la sociologie de la famille en France. Il publie beaucoup, des livres comme des articles. Il est invité régulièrement dans des colloques universitaires et autour des micros de la télévision ou de la radio. C’est dire l’importance de son influence.
L’ouvrage qu’il a publié en 1993, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Nathan université, Coll. 128, 128 pages, fait partie d’une collection destinée aux étudiants en sociologie avec objectif pédagogique. Il s’agit, en 128 pages, de fournir une présentation didactique des enjeux d’une question et de proposer une bibliographie commentée (très utile et bien faite).
Une lecture attentive du plan et de l’introduction montre à l’évidence le chemin que l’auteur nous propose de parcourir. Il y a selon l’auteur un mouvement radical vers l’individualisation de la réalité familiale. Et à mesure que cette individualisation s’opère, on peut observer une intervention croissante de l’état ou encore « une socialisation de la sphère privée ». Les trois têtes de chapitre le montrent aisément :
1. La dépendance de la famille par rapport à l’état.
2. L’autonomie de la famille contemporaine par rapport à la parenté.
3. L’autonomisation de l’individu par rapport à la famille contemporaine

Cette évolution que F. de Singly interprète comme individualisation de la vie familiale est une constante qu’il maintient et réaffirme régulièrement. Cette position de 1993 se retrouve encore en 1996 lorsque François de Singly publie Le soi, le couple et la famille, où il affirme en quatrième de couverture : « Oui, la famille a changé. Non seulement son cadre institutionnel a craqué, mais sa fonction centrale s’est également modifiée. Son rôle premier a longtemps été la transmission du patrimoine, économique et moral, d’une génération à l’autre. Aujourd’hui la famille tend à privilégier la construction de l’identité personnelle, aussi bien dans les relations conjugales que dans celles entre parents et enfants. »(30)
Plus récemment encore, François de Singly et Véronique Munoz-Dardé ont publié un article dans Le Monde (31) intitulé : « Pour le pluralisme des formes de la vie privée ». Cette chronique, par-delà l’analyse du Pacs qu’elle propose, permet aux auteurs de dévoiler leur vision de l’avenir sur l’intervention de l’état dans la conjugalité et la parentalité.
L’option libérale est mise en avant pour tout ce qui concerne la conjugalité :
A plus long terme, au nom de quoi justifier que l’Etat ait pour fonction centrale de reconnaître, de valider certaines unions plutôt que d’autres ? Pourquoi la vie à deux, toute vie à deux, ne serait-elle pas exclusivement une vie privée sans statut public ? Pourquoi l’Etat n’interviendrait-il pas uniquement (au niveau d’un statut) lorsque apparaît un tiers, l’enfant, dont il se porterait garant ? En s’engageant à élever tel enfant, les hommes et les femmes obtiendraient la reconnaissance du statut de " parent ". La " famille avec enfant " serait publique (avec statut), et le couple serait privé (sans statut). Cette option plus libérale, revenant à remettre en question le mariage, a pour intérêt de limiter l’influence de l’Etat et, par-là, sa zone de contrôle. L’Etat n’aurait plus à codifier les bonnes formes de vie commune, il limiterait son action à définir les bonnes conditions pour la vie des enfants.
Nous sommes ici en présence d’une option très libérale qui s’appuie sur la neutralité de l’état. La désinstitutionnalisation du mariage est pour l’auteur un vœu. Il a à notre sens une position militante dans sa sociologie. Cela confirme les conclusions de Jean-Hugues Déchaux à propos de la morale qui se révèle dans la sociologie. Peut-on en déduire que les analyses déployées par François de Singly dans son ouvrage sur la sociologie de la famille en France sont sous-tendues par une telle vision ? C’est plus que probable. En tout cas, le passage de la description à l’interprétation est ici tout particulièrement sujet à caution.

 

b. Irène Théry


Mme Irène Théry est aussi très connue dans le paysage français de la sociologie de la famille. Elle a publié Le démariage (32) qui fait l’objet d’une analyse de Jean-Hugues Déchaux, et parmi une bibliographie abondante, elle a aussi publié un article (33) qui est une forme de synthèse de ses positions : « Différence des sexes et différence des générations » en 1996. Sa notoriété lui a valu la commande d’un rapport important sur la famille en France commandé par la Garde des Sceaux Ministre de la Justice, Mme Elisabeth Guigou et par la Ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Mme Martine Aubry. Ce rapport intitulé Couple, filiation et parenté aujourd’hui. Le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée a été publié en juin 1998.
Mme Théry est une sociologue spécialiste du droit. Son attachement à cette discipline est sensible dans l’ensemble de ses écrits. Jean-Hugues Déchaux le constate aussi à sa manière : « On sent chez I. Théry un authentique regret du déclin symbolique profond que connaît le droit »(34). Et l’on sent bien qu’elle n’est pas prête à brader aussi facilement que F. de Singly le cadre juridique qui entoure la réalité complexe de la famille en France tant au niveau de la conjugalité qu’au niveau de la parenté.
Irène Théry est à l’origine du concept de « famille recomposée » pour essayer de rendre compte de la réalité sociale en voie de modification rapide. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est surtout le concept de démariage que l’on ne peut assimiler purement et simplement à celui de divorce dans la pensée d’Irène Théry. Le démariage traduit pour I. Théry la remise en cause par la société contemporaine de la place symbolique que tenait le mariage il n’y a pas si longtemps encore. Se fondant sur des observations semblables à celles de F. de Singly, elle réalise dans son rapport rédigé en juin 1998 une synthèse de son concept du démariage : Mme Théry affirme que « c’est la place sociale de l’institution matrimoniale qui a changé avec la transformation des représentations du couple : le choix de se marier ou non devient une question de conscience personnelle et le mariage cesse d’être l’horizon indépassable des relations entre les hommes et les femmes. C’est ce phénomène social que l’on a nommé le "démariage" »(35).
Ce concept n’est pas réductible au divorce dans la pensée de Mme Théry même s’il l’inclut. En fait elle le définit sur trois niveaux : « au sens juridique, le démariage n’est pas autre chose que le divorce ; au sens social et culturel, c’est le bouleversement de l’ordre symbolique qu’entraîne la privatisation du lien matrimonial. Mais le démariage a aussi un sens idéologique : c’est un certain idéal de ce que doit être, hors du droit, la négociation d’une rupture amoureuse »(36). Le concept de démariage inclut donc non seulement les séparations mais aussi le refus du mariage, le phénomène de cohabitation durable et sans doute aussi les recompositions familiales.
Le démariage a pour conséquence la désarticulation de la conjugalité et de la filiation. Il est vrai que l’évolution récente du droit de la famille a entériné deux évolutions inverses : d’une part il est possible de divorcer à l’amiable, c’est donc une prime à l’individualisation de la conjugalité ; d’autre part on ne peut abandonner sa responsabilité de parent, on ne « divorce » pas de ses enfants. Ce qu’exprime parfaitement l’auteur dans sa conclusion : « L’idéal d’indissolubilité de la filiation doit désormais se substituer à celui de l’indissolubilité matrimoniale, sous peine de mettre en cause les droits et les devoirs que tout adulte doit assumer dès lors que, par cet autre acte de volonté qu’est la reconnaissance de l’enfant, il a assumé d’en être le parent. C’est la conséquence de la liberté des adultes de ne pas se marier, de se marier, de se démarier, et cela implique forcément, en cas de séparation, de respecter les liens de l’autre parent à l’enfant. »(37) En fait, il faudrait dire plus encore, car l’état oblige non seulement au respect de l’autre parent mais aussi le parent lui-même à ne pas abandonner toute responsabilité quant à l’éducation de son enfant. L’état intervient alors de manière très ferme en contraignant à la coresponsabilité en matière d’éducation, malgré le divorce et quoiqu’il coûte de la complexité qu’apporte l’arrivée d’un ou de deux beaux-parents. Sans doute est-ce cela qui amène I. Théry à dire, dans son article de 1996, que « la famille n’est plus pensée comme une institution parce qu’elle est devenue une institution impensable »(38). Cependant, la juste perception de la complexité de la situation conduit l’auteur à penser que « le démariage, qu’on le perçoive ou non, a mis à l’ordre du jour la nécessité de refonder, autrement, mais véritablement l’ordre symbolique de la famille et de la parenté »(39). Or, suffit-il d’un livre pour fonder ou refonder un ordre symbolique qui s’est construit au fil des siècles ? Ou, en sens contraire, peut-on croire sérieusement qu’un ordre symbolique qui aurait tant de racines, puisse s’effondrer en à peine trente ans ? Quel est le sens de l’histoire longue, de la tradition longue de notre auteur qui est pourtant si attaché au droit ?
Manifestement, ce qui emporte son jugement pour ouvrir la symbolique du droit aux nouvelles situations est non seulement leur nombre (de fait incontestable) mais aussi une certaine complaisance aux discours convenus de cette fin de siècle qui font une place sans équivalent dans l’histoire à la nature privée, individuelle, de toute personne. Le droit doit accompagner cette volonté privée et I. Théry a beau vouloir tenir au droit et vouloir le réintroduire pour rééquilibrer la tendance à l’hyperindividualisation de notre fin de siècle, le choix qu’elle fait de prendre en compte les situations de fait et de les accompagner par la proposition d’un droit plus adapté, montre qu’en définitive c’est la volonté individuelle du sujet qui l’emporte. « Se réapproprier cette culture (du droit), ce n’est pas remettre en cause le privé, c’est tenter de lui redonner la dimension qu’il a perdue, et faire qu’au sein même de sa vie privée, chacun de nous demeure un sujet de droit, et l’autre un alter ego »(40).
I. Théry semble plus nuancée que F. de Singly dans sa proposition de mettre du droit dans la vie privée au niveau de la conjugalité là où de Singly ne voulait que liberté individuelle. Cependant, ses propositions sont plus fortes dans le sens où elle est d’accord pour donner la force du droit à une multitude de formes de vie privée au seul motif de la situation de fait. L’adoption de la loi sur le Pacs, qui ne reprend pas toutes ses propositions, montre qu’en définitive, c’est sa pensée qui a eu le plus de fécondité chez le législateur. « Le débat moral n’est jamais véritablement absent des discussions scientifiques ».

 

c. Martine Ségalen


Des quatre auteurs présentés par Jean-Hugues Déchaux, Martine Segalen est celle qui intègre le plus dans sa sociologie de la famille le sens de l’histoire longue. Elle a co-dirigé avec André Burguière, Christiane Klapish-Zuber et Françoise Zonabend une histoire de la famille (41) en trois tomes dont nous nous sommes inspirés pour la dimension historique de notre travail. Elle a récemment publié dans la collection 128 chez Nathan « Rites et rituels contemporains » qui contient un chapitre sur le mariage et à propos duquel nous aurons l’occasion de revenir. L’ouvrage qui fait l’objet de la recension « sociologie de la famille » (1993) a depuis été réédité en 1996 mais sans remaniements fondamentaux. C’est de cette dernière version dont nous tirerons les références. L’effort de M. Segalen d’inscrire la sociologie de la famille dans le grand mouvement de l’histoire lui permet de ne pas se laisser emporter par des événements récents. « L’expérience historique révèle la formidable puissance de résistance et d’adaptation d’une institution : peu d’entre elles ont ainsi su traverser les changements économiques et sociaux fondamentaux qui ont fait passer des sociétés fondées sur une économie paysanne à des sociétés fondées sur une société industrielle et postindustrielle. Bref la sociologie contemporaine de la famille ne peut se bâtir sans intégrer une perspective historique. »(42) L’ethnologie, quant à elle, permet de montrer la multiplicité des modèles familiaux selon les sociétés. Ce qui l’amène à regarder la famille contemporaine à l’intérieur de cette multiplicité : « L’organisation familiale contemporaine n’est ainsi qu’un des arrangements possibles dans l’univers des cultures »(43). Martine Segalen fait donc l’effort d’une sociologie non cloisonnée sur sa propre méthode mais en dialogue profond avec d’autres sciences humaines que sont l’histoire, l’ethnologie, mais encore l’économie, le droit, … Les nombreuses études dans les divers domaines évoqués montrent que l’on ne peut proposer des théories monocausales pour rendre compte de l’évolution de l’institution familiale. C’est donc un principe sociologique fort pour Martine Segalen que l’affirmation « qu’il "n’existe de théories scientifiques du changement social que partielles et locales". Cela ne doit cependant pas pour autant faire renoncer à l’usage des modèles, instruments indispensables de la connaissance, à condition d’être conscient du fait "qu’ils sont toujours débordés par la réalité"(44) , comme l’écrit Raymond Boudon. »(45) Bref, il n’y a de sociologie de la famille que prudente et modeste.
Une telle approche qui se place résolument du côté de la parenté et de la pluridisciplinarité montre en fait que l’auteur se place résolument du côté du maintien de l’institution de la famille mais dans des formes variables. « Il y a dix ans, on parlait encore de "crise" de la famille ; aujourd’hui il n’est plus question que de retrouvailles avec une institution méconnaissable et rajeunie »(46). Loin donc d’admettre une désinstitutionnalisation, Martine Segalen préfère reconnaître qu’il existe des formes nombreuses de la parenté et que celle qui émerge dans notre société contemporaine existe peut-être de manière préfigurée dans des sociétés différentes ou anciennes (47). Claude Lévi-Strauss, dans la préface du tome 1 à l’histoire de la famille que co-dirige M. Segalen, pose la question de savoir s’il existe « un modèle de famille dont on puisse dire qu’il constitue la base commune de toutes les sociétés humaines ou le terme de famille n’est-il qu’une étiquette commode pour désigner des formations plus ou moins hétérogènes ? »(48) Forcé de reconnaître qu’il est impossible de trouver un modèle universel de la famille, Claude Lévi-Strauss opte pour la seconde solution : « Il se pourrait (…) que dans sa puissance inventive, l’esprit humain eût très tôt conçu et étalé su la table presque toutes les modalités de l’institution familiale. Ce que nous prenons pour une évolution ne serait alors qu’une suite de choix parmi ces possibles, résultant de mouvements en sens divers dans les limites d’un réseau déjà tracé. »(49) Dans ce contexte, il est clair que le concept d’institution à propos de la famille est loin d’être réductible à son seul aspect juridique mais sert à manifester qu’il existe, de manière universelle cette fois-ci, un cadre socialement repérable qui organise la sexualité des relations hommes - femmes.
Cette approche qui n’ignore pas l’existence de quelques modèles plus majoritaires comme celui de la monogamie suppose l’abandon de tout dogmatisme et partant semble moins idéologique et militant que les approches de François de Singly et d’Irène Théry. Le risque, car il y en a un, est de tomber dans un certain relativisme moral. C’est un risque que Martine Segalen évite soigneusement dans les remarques de son introduction en évitant de confondre ses valeurs avec ses observations. Mais, au moins dans un premier temps, cette approche a pour intérêt d’aider le sociologue à ne pas se crisper sur le présent, à ne pas vouloir y lire une évolution par trop déterministe, et à demeurer modeste dans les résultats obtenus. Nous devons en tout cas à Martine Segalen cette prudence scientifique et cette idée de regarder dans l’histoire pour voir si ce qui se vit aujourd’hui dans l’institution familiale en France (naissances nombreuses hors mariage, concubinage lié à la pauvreté ou à une législation contraignante) n’était pas attesté en d’autres lieux, à d’autres époques. Et, comme nous l’avons montré, c’est bien le cas.

 

d. Jean-Claude Kaufmann


Jean-Claude Kaufmann est le dernier des quatre auteurs étudiés par Jean-Hugues Déchaux. Si Martine Segalen montre que l’institution familiale fait mieux que de la résistance en cette fin de siècle à travers des analyses qui prennent en compte l’ethnologie et l’histoire et en réintégrant le conjugal dans la parenté, il semble bien que J. Cl. Kaufmann en ne portant son intérêt que sur le couple contemporain admette aussi que s’il existe un discours anti-institutionnel, en fait, l’institution familiale se repère dans la pratique de la conjugalité en particulier au niveau du propre et du rangé. Dans ce contexte aussi, il faut se garder de comprendre le concept d’institution dans un sens juridique. Pour le dire avec Jean-Hugues Déchaux, J.-Cl. Kaufmann « montre que des logiques sociales sont à l’œuvre derrière la "légèreté conjugale" qui caractérise la vie des jeunes couples et explique comment, au fil du temps, s’engendrent ou réapparaissent des rôles sociaux et des normes relationnelles, alors qu’aucune référence ne s’impose d’elle-même par son autorité morale, sa légitimité »(50) . C’est tout l’objet de son ouvrage La trame conjugale. (51)
La difficulté essentielle pour le lecteur est de garder une distance par rapport à l’analyse de l’enquête qui s’est fait à l’aide d’entretiens. Reproduisant nombre de dialogues, il faut savoir y repérer les concepts utilisés par Kaufmann.
Une des thèses centrales de l’ouvrage consiste dans le repérage d’un décalage entre le discours égalitaire des deux membres du couple à propos de la répartition des tâches ménagères et leur répartition effective après quelques mois ou quelques années de vie commune. C’est dans le chapitre IV, Couple et individu, dont est extrait la citation suivante que J.-Cl. Kaufmann rend compte le plus explicitement de ce décalage. « Certains jeunes l’utilisent (la disponibilité) pourtant avec sincérité, comme instrument pour atteindre l’égalité. Sans comprendre, là encore, la logique cachée de reconstruction des rôles sexuels. "On a fonctionné à partir de la disponibilité de chacun", déclare Michel Chouchern, (…). Carine confirme : elle avait "plus de temps" et a donc pris en charge davantage de travaux, malgré leur référence à une norme égalitaire. »(52) Kaufmann essaye de rendre compte de ce décalage entre discours et pratique par le concept « d’injonction ». L’injonction est ici une force intérieure qui pousse la personne (souvent la femme) à mettre en œuvre des habitudes incorporées (par l’éducation, les images sociales,…) non seulement dans la gestion du propre et du rangé mais aussi dans la répartition des tâches. Il faut noter enfin que plus l’injonction est inconsciente et plus elle est forte « L’injonction la plus fortement structurante des pratiques est silencieuse et invisible »(53).
Kaufmann montre bien qu’en définitive, ce sont ces habitudes incorporées qui reprennent le dessus la plupart du temps malgré une volonté affichée d’une répartition égalitaire des tâches ménagères. Et si l’inégalité survient, alors on trouvera des discours pour la justifier comme la disponibilité citée plus haut. Il faut noter que J.-Cl. Kaufmann est très sensible au concept d’habitude. Il n’hésite pas à le décliner sous de multiples formes tout au long de l’ouvrage : culture sédimentée (43), habitudes constituées, héritage sédimenté (53), héritage caché (53), sédimentations d’habitudes comme processus d’accumulation linéaire (85)… Le concept de sédimentation, (inspiré par Schütz ?) (54), laisse entendre qu’il y a des couches de pratiques habituelles qui sont plus anciennes que d’autres et par conséquent plus difficilement remaniables que d’autres. Il est bien connu que parmi les petits conflits du début d’une vie conjugale on retrouve des questions ayant trait à la place du beurre (au réfrigérateur ou au placard), la manière de ranger ses affaires de toilettes autour du lavabo (dentifrice, …) et bien d’autres petits détails que l’on a incorporés depuis toujours. La difficulté des négociations sur ces détails est proportionnée à la profondeur et à l’ancienneté de leur incorporation. Plus ils sont profonds et plus ils sont silencieux, et plus ils s’apparentent à des évidences.
Dans un article (55) postérieur à la publication de la trame conjugale, Kaufmann fait l’effort d’une synthèse plus théorique. « L’auteur, dit le résumé, analyse comment l’évolution des trente dernières années est caractérisée par l’affaiblissement d’une définition identitaire par les rôles, progressivement relayée par un mécanisme plus implicite : la réactivation et la négociation des habitudes incorporées » (303). En trente ans, on serait passé du dit au non-dit, de l’explicite à l’implicite, du rôle conscient à l’habitude incorporée inconsciente. L’article porte sur cette distance qui existe entre le rôle, le statut actuel que l’on met effectivement en œuvre et la justification que l’on en donne, l’identité que l’on croit avoir. Parfois ils sont ajustés l’un à l’autre, mais pas toujours.
Ce travail s’inspire directement des études théoriques faites à l’occasion de la trame conjugale. Elles sont ressaisies ici de manière plus universitaire. La sociologie connaît bien les difficultés de vocabulaire entre statut et rôle ou encore entre statut latent et statut actuel et Kaufmann ne les ignore pas. Notre auteur montre avec pertinence, semble-t-il, que « l’identité (…) se forge essentiellement par une prise successive de rôles » qui s’exercent plus ou moins en contradiction avec les habitudes incorporées par le sujet (liées à l’image de la mère quand ces habitudes portent sur le propre et le rangé) et dans une négociation explicite ou sourde avec le conjoint, avec des justifications théoriques qui ne sonnent pas toujours justes (disponibilité, ça s’est fait comme ça, …).
Cela montre deux choses fondamentales : d’une part que le discours tenu pour justifier de rôles effectifs n’est pas nécessairement à prendre au comptant ; d’autre part si au départ les membres d’un couple sont prêts à adopter des rôles très éloignés du schéma incorporé, il arrive souvent que ce soit le profond qui finit par l’emporter ou dont on regrette qu’il ne puisse être actualisé.

Nous avons donc là un modèle d’analyse des discours de chaque sujet à propos de son identité lorsque cette identité se construit et se pose aussi en présence d’un autre avec qui l’on vit au quotidien. Ce modèle nous a paru particulièrement intéressant pour une analyse de notre société à l’égard du statut matrimonial. Finalement, ce que la société ou plutôt, ceux qui parlent dans la société, et parfois un peu trop facilement, en son nom, ont-ils des discours ajustés à ce qui se vit réellement ? Ce qui se vit est-il vraiment de l’ordre du choix d’un autre mode de vie ou habité du regret de ne pouvoir ajuster la pratique de la conjugalité à une habitude incorporée ? Pour être explicite, le concubinage est-il un refus du mariage ou bien un espace intermédiaire entre le célibat et le mariage ? Pour reprendre une expression de Martine Segalen, l’institution du mariage ne ferait-elle pas preuve une fois encore d’une formidable capacité d’adaptation à des conditions de précarité ?

 

Conclusion


Le passage par les quatre auteurs, tous ténors dans la sociologie française dans le domaine de la famille, mais à des titres différents, nous a fait comprendre diverses options d’interprétation de la chute du taux de nuptialité. De plus, les deux premiers, François de Singly et Irène Théry, accompagnent leurs interprétations d’un certain militantisme qui s’exprime de manière libérale ou qui fait appel à l’encadrement juridique. Martine Segalen et Jean-Claude Kaufmann en sentent moins la nécessité sans doute parce qu’ils considèrent l’institution familiale plus stable qu’il n’y paraît.
Le modèle de Jean-Claude Kaufmann nous a paru le plus intéressant pour servir de cadre théorique à notre recherche. Il a le mérite d’exister et s’inscrit sur un concept d’habitude incorporée qu’il n’est pas le premier à utiliser. Nous le choisissons comme plate-forme de départ pour un travail conceptuel plus affiné. Plusieurs raisons à cela :
• Ce modèle a semble-t-il fait ses preuves ;
• Il est cohérent avec le travail de Martine Segalen (il vérifie au présent ce qui se vérifie dans l’histoire) ;
• C’est un travail plus fouillé et plus subtil que la simple décision d’accompagner l’évolution des mœurs ;
• Enfin, je ne veux pas ignorer les valeurs qui m’habitent à l’égard de l’institution du mariage. Le modèle de Kaufmann permet, plus que d’autres d’honorer du point de vue sociologique ce que la foi affirme de son côté : « L'institution du mariage n'est pas une ingérence indue de la société ou de l'autorité, ni l'imposition extrinsèque d'une forme; elle est une exigence intérieure du pacte d'amour conjugal qui s'affirme publiquement comme unique et exclusif pour que soit vécue ainsi la pleine fidélité au dessein du Dieu créateur. »(56) Je ne pense pas qu’il faille craindre cette question de la valeur. Pire encore serait de l’ignorer. Comme cela s’écrit dans les manuels : « Le sociologue vise à la fois à décrire les pratiques des membres des autres groupes et à élucider le rapport qu’il entretient envers elles. De la collecte des données jusqu’à l’écriture, la construction d’objet porte la marque de ce double souci. » (57)

Il reste encore à préciser le concept d’habitude incorporée de manière plus fondamentale pour le sujet qui nous préoccupe.
Par ailleurs, l’apparition du concept de rôle, très voisin de celui de statut, dans son article « Rôles et identité : l’exemple de l’entrée en couple » nous invitera aussi à approfondir ce concept de statut. Quel rapport y a-t-il en définitive entre une habitude incorporée au sens où Kaufmann l’entend et un statut matrimonial ?
Pour répondre à cette question, il nous faut admettre qu’entre le corps propre d’un sujet et le corps social il est des passages suffisamment nets pour transposer le modèle. En définitive, la question fondamentale est la suivante : existe-t-il des habitudes socialement incorporées qui conditionnent l’acquisition d’un statut matrimonial ? C’est à ce travail que nous allons nous atteler maintenant.

 

B. LE CONCEPT « D’HABITUDE SOCIALEMENT INCORPOREE »


La difficulté, en sociologie, est que nous croyons que les réalités sociales ne sont pas isolées les unes des autres et qu’à ce titre elles existent dans un rapport systémique. Evoquer l’une d’entre elles c’est supposer une précompréhension sur les autres. Les concepts d’habitus, de statut et de corps social sont extrêmement intriqués. Pour des raisons d’exposition, il faudra les disjoindre un temps mais ils se supposent et s’appellent les uns les autres.

 

1. Discussion du concept d’habitude :


Lorsque l’on lit attentivement les publications de Jean-Claude Kaufmann, il est indéniable qu’il préfère l’usage du mot « habitude » à celui d’habitus. Il reste que parfois, il demeure des hésitations de langage et l’on peut se demander si ces deux mots ont une réelle distinction. Ainsi, dans son article sur rôles et identité, il affirme que les acteurs sociaux ont en effet la possibilité de puiser dans leurs habitus incorporés pour ramener l’imaginaire aux dimensions du possible le plus évident(58). Nous avions été habituées à lire habitude incorporée. Mais le paragraphe suivant s’intitule La découverte des habitudes. L’hésitation sur le vocabulaire se trouve en fait justifiée dans la note de la page 319.
« Nous employons le terme d’habitude non dans son sens commun mais comme un concept, qui a une longue tradition en philosophie (Héran, 1987) et n’a pas toujours été absent en sociologie (Camic, 1986). Le lecteur non familier de ces débats pourra lire habitus pour mieux comprendre, concept qui lui est proche et dans lequel il s’est même souvent fondu (Héran, 1987). La connotation prise aujourd’hui par le concept d’habitus tend toutefois à le faire se distinguer de l’habitude. Si l’habitus est parfaitement opératoire pour rendre compte de la mécanique des rapports entre intériorité et extériorité, l’habitude par contre (qui est à la fois un schéma incorporé et des gestes observables) permet seule d’étudier le rapport au corps, la mémoire du corps (Connerton, 1989) et les processus concrets d’incorporation. Si l’habitus est un instrument privilégié pour définir et classer socialement les dominantes de l’identité (nous serions tentés de dire : les rôles), l’habitude est mieux à même d’appréhender les contradictions, les incertitudes et la dynamique de la construction identitaire. »
Cette note appelle quelques commentaires car elle est aussi une prise de position à l’égard du travail de Pierre Bourdieu dont pourtant il n’est pas fait mention. L’habitus est un concept central dans la pensée de P. Bourdieu et nous ne prétendons pas ici faire une présentation exhaustive d’un concept qui a été travaillé et affiné pendant 20 ans de recherches. Il reste qu’à lire l’approche ramassée de ce concept qu’en fait P. Bourdieu dans son livre-interview Questions de sociologie (59), on peut affirmer ceci. Au terme de sa recherche, Bourdieu estime que l’habitus englobe l’ethos. L’ethos est ici compris comme l’approche pratique de l’éthique qui est, quant à elle, une approche de la morale au plan systématique et rationnel. L’habitus englobe l’ethos et se trouve donc être un concept plus vaste que l’ethos ou l’éthique. Bourdieu reprend quelques aspects d’Aristote à l’égard de la vertu. L’habitus est une disposition incorporée de manière durable, une disposition permanente. Mais l’habitus est plus vaste que ce qu’apporte la vertu aristotélicienne : l’habitus est quelque chose de puissamment générateur, c’est une « espèce de machine transformatrice qui fait que nous "reproduisons" les conditions sociales de notre propre production, mais d’une façon relativement imprévisible, d’une façon telle qu’on ne peut pas passer simplement et mécaniquement de la connaissance des conditions de production à la connaissance des produits. (…) L’habitus est un principe d’invention qui produit par l’histoire est arraché à l’histoire. (…) Bref, en réaction contre le mécanisme instantanéiste, on est porté à insister sur les capacités "assimilatrices" de l’habitus ; mais l’habitus est aussi adaptation, il réalise sans cesse un ajustement au monde »(60) . Disposition incorporée, durable, fruit d’une histoire mais capable d’inventer, de générer, d’assimiler, de s’adapter au monde, l’habitus de Bourdieu est un concept vaste et souple. Cependant, on voit bien que chez Bourdieu, l’habitus reste la condition de possibilité du passage de l’intériorité à l’extériorité, tout en restant une dimension intérieure. C’est là une distinction notable qui le sépare de l’habitude de Kaufmann, laquelle intègre le passage à l’acte. La possibilité de cette nuance entre les concepts de Bourdieu et de Kaufmann est exprimée dans l’article de François Héran.

F. Héran (61), dans son article cité par Kaufmann, fait une analyse très stimulante du concept d’habitus et de ses formes dérivées, habitude, habit, avoir. C’est un article dense dont le propos se trouve aux frontières de l’épistémologie du concept, de l’histoire de la philosophie et de l’usage en sociologie de mots chargés d’histoire. De cet article, nous allons retenir principalement deux éléments. L’un ayant trait aux trois modalités de l’acte chez Aristote. L’autre portant sur le fait que l’habitus appartient aux concepts intermédiaires et repose sur le schème de médiation et de commutation.

 

a. L’habitus : une modalité du comportement humain.


« Aristote, nous dit Héran, distingue trois modalités du comportement humain : la puissance, l’habitus et l’acte accompli. »(62) Ce qui peut se comprendre à l’aide de l’éducation aux règles de grammaire. Il y a la capacité ou l’aptitude d’apprendre ces règles, c’est ce qui correspond à la puissance ; vient ensuite le fait que c’est acquis, c’est le domaine de l’habitus (hexis) ; enfin reste l’usage effectif de ces règles dans le langage, il s’agit de l’acte. Cet habitus est le passage obligatoire, intermédiaire entre la puissance et l’acte auquel l’homme, comme être historique, ne peut se soustraire. C’est la condition de possibilité de la vertu aristotélicienne mais qu’il ne faut pas confondre avec la vertu elle-même qui est un équilibre, une voie moyenne entre deux excès. En sociologie, l’habitus, disposition incorporée et durable, se comprend comme une approche anthropologique avant d’être un élément d’une éthique fondamentale. L’habitude de Kaufmann reprend bien l’habitus plus l’acte. Ce qui fait que l’habitude se voit toujours à l’œuvre alors que l’habitus de Bourdieu est toujours induit par un passage à l’acte, il n’est pas visible en soi.
Pour revenir au travail de Kaufmann dans la trame conjugale, il est clair aussi que le concept d’habitude incorporée inclut une dimension temporelle importante puisqu’il relève un écart important entre le discours d’origine et les pratiques des débuts de la mise en couple et la réalité de la répartition des tâches après quelques mois ou quelques années. Kaufmann a bien montré que l’habitus pouvait reprendre la main sur la gestion du quotidien et pousser à une redéfinition pratique des rôles de chacun pour la vie quotidienne. Cette redéfinition demeurant plus facile à faire qu’à dire puisque le discours ne suit pas toujours ces réaménagements subtils et progressifs. En définitif, nous comprenons que l’on peut qualifier tel ou tel geste de concept d’habitude incorporée lorsqu’il est possible de montrer qu’il est homogène, cohérent avec l’habitus. Au contraire, Bourdieu attribue au terme d’habitude ce qui relève de l’aspect « mécanique » ou « automatique »(63) des gestes afin de bien le distinguer de l’habitus, disposition incorporée et durable.
Ainsi donc, le concept d’habitude incorporée de Kaufmann est bien distinct de celui de Bourdieu. Il suppose non seulement un habitus mais aussi un passage à l’acte cohérent à celui-ci et le temps éventuellement nécessaire pour y parvenir ou y revenir. D’une certaine manière, il s’appuie sur le travail de Bourdieu mais l’intègre dans une approche plus pratique, plus dynamique. Enfin, le concept d’injonction, l’expression de couches sédimentées montrent que la sociologie de Jean-Claude Kaufmann flirte avec la psychosociologie.

 

b. L’habitus : un concept intermédiaire entre l’individuel et l’institutionnel.


C’est aussi l’intérêt de l’article de François Héran de montrer que l’habitus fait partie de ces concepts à l’emploi large. « Dans le cas de l’habitus, la structure récurrente des emplois se fonde sur ce que l’on pourrait appeler un schème de médiation et de commutation. L’habitus s’inscrit dans la lignée de ces concepts intermédiaires que nombre d’auteurs ont tenté d’imposer entre le subjectif et l’objectif, l’individuel et l’institutionnel : ainsi "aliénation", "attitude" ou "ethos". »(64)
Derrière l’expression « schème de médiation et de commutation », il y a beaucoup à entendre et à recueillir. Deux sens principaux sont inclus dans ce schème. Le premier consiste à manifester que les mots ou réalités qui relèvent de ce schème sont à même de manifester à la fois le résultat d’une action et le processus engendré par la même action. Ainsi appartiennent à cette catégorie : construction, succession, institution et on peut ajouter mariage, métier, … On peut, par voie de conséquences, affirmer que les concepts qui relèvent de ce schème ont un déploiement historique, une dimension diachronique.
L’autre sens que nous retenons est plus lié au concept même de commutation. Il signifie que la richesse sémantique de certains mots (liée à leur histoire et leur mode d’insertion dans la syntaxe) leur permet de servir par exemple des dimensions à la fois individuelles ou institutionnelles, de passer du monde intérieur au monde extérieur. Puisque les significations sont simultanées, c’est que le schème honore aussi une dimension Synchronique. C’est chez Kant, dans la Critique de la raison pure, que François Héran va chercher l’argument philosophique qui permet une telle affirmation : « Le schème, précisément , est, selon ses propres termes, une "représentation intermédiaire" fournie par l’imagination, un "troisième terme" qui permet aux catégories de l’entendement de s’appliquer aux phénomènes sensibles. Nous ne pouvons connaître la réalité sensible qui si nos catégories de perception et de jugement sont "schématisés" en profondeur »(65). L’existence de ces concepts intermédiaires, capables d’un dualisme de commutation, et qu’il est sans doute difficile d’expliquer en dehors de leur capacité opératoire, nous montre qu’il est pratiquement possible de passer du corps propre au corps social et dans les deux sens. « L’habitus dira encore Bourdieu est intériorisation de l’extériorité et extériorisation de l’intériorité »(66).
Etant donné que dans son concept d’habitude incorporée Kaufmann intègre le concept d’habitus, il semble que l’on puisse dire qu’il relève aussi de la catégorie des schèmes intermédiaires doués de cette propriété de commutation, de dire l’intériorité à l’aide de l’extériorité et l’extériorité à l’aide de l’intériorité.

 

2. Vers un concept « d’habitude socialement incorporée »


Ainsi donc, il nous semble possible, à l’aide de l’existence de ces schèmes intermédiaires que sont l’habitus mais aussi la conscience, le corps, de comprendre la sociologie non seulement comme l’étude d’une société dont « les faits sociaux sont à traiter comme des choses » mais aussi de la société comme un organisme vivant. S’il existe un concept d’habitude incorporée au sens de Kaufmann et que l’on peut utiliser pour décrire une partie de ce qui se joue entre une personne et la relation conjugale dans laquelle elle s’est impliqué, il est aussi possible, en nous appuyant sur cette propriété de commutation propre aux schèmes intermédiaires, qu’il nous aide à décrire ce qui se passe dans la société française.
Nous pourrions garder la même expression « d’habitude incorporée » en vertu de sa seule propriété de commutation. Il nous a paru plus clair d’introduire explicitement la dimension sociale de cette habitude afin de bien montrer que c’est sur le versant social du concept que nous allons désormais travailler.
Nous posons donc la possibilité d’un concept d’habitude socialement incorporée à la suite du travail de Jean-Claude Kaufmann. Il sera opératoire si nous pouvons montrer dans le cas qui nous intéresse, la relative dépendance du taux de nuptialité à l’égard du taux de chômage, que malgré des discours qui accompagnent la désinstitutionnalisation non seulement de la famille mais aussi du mariage, il existe une habitude socialement incorporée durable qui se maintient et se révèle dans le temps et qui veut qu’en définitive on acquière le statut matrimonial que si l’on a acquis préalablement un statut professionnel.

Nous l’avions annoncé, statut et habitude entretiennent des rapports étroits. Essayons d’expliciter maintenant ce que l’on entend par statut.


C . LE STATUT MATRIMONIAL
 

Nous partons ici à la recherche et à l’établissement du concept de statut matrimonial. De fait, le concept de statut est complexe, variable, historiquement situé et cependant très utilisé. Ce chapitre a pour but de nous aider à faire le tri entre plusieurs options que l’on peut repérer dans l’histoire de la philosophie ou de la sociologie afin de bâtir notre propre concept de statut matrimonial qui ne semble pas avoir été établi comme tel.

Dans la littérature sociologique et philosophique, le concept de statut serait, si l’on garde la distinction de François Héran, un concept plus « opératoire » que « thématique ». Pour mémoire, rappelons que le concept thématique fait l’objet d’une étude ou d’une théorie, il est étudié pour lui-même. Les concepts opératoires, quant à eux, « peuvent courir à travers tout le texte sans faire l’objet d’une réflexion particulière et cependant étant extrêmement décisifs dans l’articulation du système »(67) que l’on veut décrire.

 

1. Le concept de statut
 

L’approche thématique de ce concept est une étape indispensable pour avancer dans notre sujet. Une fois ce parcours accompli, modeste sans doute, nous aurons acquis un concept alors opératoire qui nous permettra de bâtir les étapes suivantes.
 

Sources
 

Le concept de statut se trouve dans les livres et articles de sociologie parfois comme concept thématique mais plus souvent comme concept opératoire. Ainsi dans l’ouvrage de Martine Ségalen « Sociologie de la famille »(68) , il n’y a aucun chapitre ayant trait au statut mais il existe dans son glossaire une entrée « status » dont la définition est la suivante : « rang occupé par un individu dans une certaine hiérarchie sociale qui confère droits et devoirs et implique un jeu de rôles sociaux ». L’introduction à la sociologie de Ferréol et Noreck, traite le concept de statut de manière plus thématique dans un troisième chapitre portant sur les « stratifications et hiérarchies sociales ».

Définir le concept de statut n’est pas si simple qu’il y paraît au premier abord. L’histoire du mot même de statut en sociologie a ses racines dans les controverses du XIX° siècle. Il servait à décrire les nouveaux rapports sociaux surgis de la révolution française et pour lesquels le concept de « classe » n’était plus suffisant, du moins pour certains sociologues. Le chapitre Le statut dans l’ouvrage de Nisbet (69) rend compte surtout de cet aspect. Mais, la sociologie a beaucoup utilisé ce concept pour décrire les fonctionnements des organisations. L’article Statut dans le dictionnaire critique de la sociologie de Boudon et Bourricaud se fait plutôt l’écho de cette seconde approche, même s’il n’ignore pas d’autres applications du concept de statut. Sans doute y en a-t-il d’autres.

 

Synthèse
 

(1) Le concept de statut comme fruit de l’évolution politico-économique.


Le travail de Nisbet montre que les lumières et la révolution française ayant apporté le concept d’égalité entre les hommes d’une part, et la révolution économique ayant apporté l’argent comme nouvel étalon des rapports sociaux d’autre part, il n’était plus possible de se contenter du concept de classe pour décrire les relations sociales et politiques qui venaient au jour.
Le modèle, le type, de la classe sociale était alors le propriétaire foncier de l’aristocratie anglaise. « Son existence n’était liée à aucun système juridico-politique ni à aucune force extérieure apparente ; elle se définissait par son unité économique qui reposait largement sur la propriété foncière ; cette propriété demeurait généralement dans les mains d’une même famille de génération en génération ; remarquable par son unité politique plutôt consensuelle ; il était possible d’intégrer cette classe même si cela était difficile (donc ce n’était pas une caste) ; les membres bénéficiaient d’une éducation privilégiée, ils appartenaient tous à l’église anglicane ; bref c’étaient des gentlemen repérables au goût, à l’accent, aux vêtements et aux opinions ». A ne considérer que ce modèle, qui servit de référence à la réflexion des sociologues du XIX° siècle, on perçoit qu’une des caractéristiques fondamentales de la classe sociale est sa stabilité. D’autre part, elle suppose que la société est hiérarchiquement organisée. Si l’on pouvait gravir des échelons au sein de sa classe sociale, on n’imaginait guère changer de classe (70). Les classes entretenaient entre elles des rapports économiques, politiques ou de pouvoirs. Il arrivait même que ces relations de classes se transcrivaient par delà des générations dans des relations entre deux familles. Ainsi a-t-on constaté nombre de familles de serviteurs fidèles à telle famille de maîtres à travers les générations. La notion d’état (71) que l’on trouvait sous l’ancien régime est encore une manière de décrire ce concept de classe sociale.

Les révolutions politiques et économiques du XIX° siècles ont bouleversé les rapports sociaux. L’idéologie de l’égalitarisme entre les personnes a modifié en profondeur le rapport a priori entre les personnes. Cette première révolution associée à l’arrivée d’une économie capitaliste qui donnait à l’argent une valeur supérieure à celle de la terre, de la propriété foncière a engendré de nouvelles approches théoriques des rapports sociaux. Tocqueville et Marx en sont des exemples types tant pour la fécondité de leur pensée que pour les positions opposées qu’ils ont tenues.
Tocqueville s’est petit à petit affranchi de la notion de classe sociale pour lui préférer celle de statut social faisant ainsi le passage « d’une conception selon laquelle le nouvel ordre social reposerait sur l’existence de classes sociales stables et bien définies à une autre conception, fondée elle sur l’idée de l’érosion des classes sociales et de leur remplacement par des groupes de statut fluctuants et mobiles et par des individus à la recherche d’un statut ».

 

(2) Le concept de statut dans la sociologie des organisations.


Selon Boudon et Bourricaud relisant Linton et Parsons, il y a des statuts qui sont acquis naturellement par l’âge ou le sexe (72) mais il en est qui sont acquis par le travail et le mérite que Linton appelle les groupes de spécialités (73). Les statuts socio-professionnels relèvent de cette dernière catégorie. L’attribution d’un statut socio-professionnel sanctionne un accomplissement intellectuel ou moral ou une combinaison des deux. Il importe que dans une organisation, la hiérarchie des statuts puisse être aisément lisible pour l’efficacité de la dite organisation. Au contraire la confusion des statuts (repérées par une mauvaise transmission de l’information par exemple) est source de désorganisation.
Il reste que les études montrent qu’il y a plusieurs structures au sein d’une même organisation. Entre la structure formelle et la structure effective, il peut y avoir des écarts non négligeables. Par ailleurs selon les personnes la hiérarchie de statuts sera bâtie sur des critères différents comme « qui décide » ou « qui est le plus compétent » ou encore « qui est le plus populaire ». On peut imaginer qu’une organisation sociale est d’autant plus solide que diverses hiérarchies se recouvrent, ce qui doit être rarement le cas. Mais on peut aussi imaginer que la force d’une organisation est de savoir « jouer » des diverses hiérarchies selon les circonstances.
Ainsi nous voyons que selon les critères utilisés pour établir une hiérarchie des statuts dans une organisation, une personne peut avoir simultanément plusieurs statuts dans l’ordre de la fonction pour laquelle elle a été embauchée, de la compétence effective, de sa popularité, … Perdre sa fonction entraîne par le fait même la perte des autres statuts au sein de l’entreprise. Mais il est bien connu qu’il existe des personnes en fonction qui n’ont pas ou plus la compétence requise et qui demeurent à leur poste pour des raisons diverses. Autrement dit, il y a certainement un statut principal et des statuts secondaires. La pérennité de l’organisation et le bien-être des personnes supposent tout de même le recouvrement de divers statuts en particulier celui de la fonction et de la compétence.

 

(3) Interdépendance des statuts


Dans la sociologie des organisations qui étudie en particulier le monde de l’entreprise, il est bien clair que les statuts peuvent manifester des rapports hiérarchiques entre les personnes ou entre les fonctions. Chaque personne d’une organisation peut bénéficier de plusieurs statuts simultanés fonctionnels, de compétence ou de popularité ainsi que nous l’avons vu plus haut ou encore successifs comme celui de la compétence professionnelle et de l’engagement dans un syndicat. Il faut alors distinguer entre statut (l’aptitude à effectuer telle ou telle tâche) et rôle (l’effectuation de la tâche correspondante au statut), entre statut actuel (celui dont le rôle s’exerce effectivement) et statut latent (74) (celui qui n’est pas actualisé, mais qui reste disponible). Ainsi divers statuts peuvent s’actualiser et passer à l’état de latence au cours d’une même journée : statut familial, statut professionnel, statut du groupe des fumeurs, puis à nouveau le statut familial, et s’il sort en soirée il peut encore recouvrer statut de président d’association…

Notre question de fond est de savoir s’il existe une interdépendance réelle entre deux statuts d’abord au niveau théorique, ensuite dans le cas particulier qui nous intéresse à propos des statuts matrimonial et professionnel.
L’interdépendance des statuts peut s’observer soit du point de vue de l’acquisition, soit du point de vue de la perte. D’un point de vue théorique, il est clair que du point de vue de l’acquisition, acquérir un statut permet l’acquisition de beaucoup d’autres à ne considérer que l’univers de l’entreprise. Mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Perdre tel ou tel statut secondaire n’entraîne pas nécessairement la perte du statut principal qui avait permis l’acquisition des autres statuts. En revanche, perdre le statut principal entraîne la perte des statuts secondaires qui dépendaient directement du premier.
L’interdépendance des statuts peut encore se comprendre en observant les temps de conflits. Dans la vie ordinaire, il revient à l’individu de faire l’effort d’ajuster les divers rôles (75) qui actualisent ses différents statuts. Le décalage temporel permet en général d’éviter que les rôles qui leur sont associés se heurtent de front. Il reste que l’investissement temporel qu’exige chacun des statuts peut engendrer des conflits qui peuvent se résoudre soit par une révision des rôles effectifs dans leur rapport au temps soit par la perte d’un des statuts en conflit.
Le rapport théorique d’interdépendance entre les statuts peut donc se vérifier à trois niveaux différents : l’acquisition, la perte et les conflits.

 

Conclusion
 

Le concept de statut suppose englobe donc un nombre important de significations :
• Il est apparu dans un contexte de révolutions politiques et économiques qui ont valorisé l’égale dignité entre les individus, les citoyens.
• Il se contre-distingue de la classe ou du parti.
• Il présuppose une égalité entre les citoyens, une capacité a priori d’être acquis par tous.
• Le statut confère des droits et des devoirs et implique un jeu de rôles sociaux.
• Il suppose de la mobilité dans le sens où il peut se perdre ou se gagner.
• Un statut peut entrer en confit avec d’autres statuts, en particulier au niveau de la gestion du temps.
• Le statut manifeste une hiérarchie des individus.

Comment tout ceci peut-il nous aider à situer le mariage dans la société française d’aujourd’hui ?

 

2. Application à l’institution du mariage
 

a. Le mariage n’est ni une classe, ni un parti.


A titre d’école, nous pourrions chercher à savoir si chacune des distinctions weberienne pouvait s’appliquer au mariage : classe, parti, statut ou groupe de statuts.
Il est assez simple de comprendre que le mariage n’est pas un concept de classe dans le sens où chez les théoriciens de la société sous forme de classes, le mariage se retrouve comme une propriété accessible à toutes les personnes appartenant à chacune des classes. Le mariage n’est pas un parti politique non plus puisque l’expérience nous montre que l’on trouve des gens mariés dans tous les partis politiques.
En fait le mariage transcende tous ces types de description de la vie sociale. Il est accessible a priori par tous, du moins indépendamment des critères de classe ou de parti. S’il n’est ni une classe ni un parti, il lui reste celui de statut ou de groupe de statuts. Nous garderons l’expression statut matrimonial même s’il est clair que l’acquisition de ce statut modifie plusieurs statuts comme la place dans la société, vis-à-vis de la fiscalité, au regard des deux familles dont sont issus les nouveaux époux… Acquérir le statut matrimonial modifie en fait beaucoup de statuts. C’est en quelque sorte acquérir un groupe de statuts.

Enfin comme contre exemple, nous pouvons regarder un tableau à propos de l’homogamie. Il existe deux approches de l’homogamie soit entre époux, soit entre pères d’époux .
Une homogamie stricte devrait être le signe que le mariage est plus lié au concept de classe qu’à celui de statut. On verra qu’il n’en est rien. D’une part parce que si l’homogamie entre époux se vérifie à peu près (autour de 50%), elle est très loin d’être absolue ; D’autre part, ce qui est plus frappant encore, l’homogamie calculée en fonction des catégories socio-professionnelles des pères des époux montrent une grande mobilité entre les classes d’une génération à l’autre. Tout ceci corrobore le fait que le mariage relève bien plus du concept de statut que de classe.
Bien sûr, nous parlons ici d’homogamie initiale. En effet, s’il est possible de la constater à l’origine du couple, elle est aussi susceptible d’évoluer au gré des carrières professionnelles de chacun des époux. L’homogamie pour un couple n’est pas forcément une réalité permanente.


Tableau 2 : Répartition des mariages par catégories socioprofessionnelles des époux en 1995.

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 TOTAL
1. Agriculteurs exploitants 409 73 155 903 2 029 401 18 989 34 5 011
2. Artisans, commerçants et chefs d’entreprise 25 1 363 880 2 509 4 440 494 44 3 025 112 12 892
3. Cadres et professions intellectuelles supérieures 16 495 8 656 10 648 6 391 416 71 5 273 149 32 115
4. Professions intermédiaires 40 731 3 920 19 280 20 120 2 024 72 8 985 303 55 475
5. Employés 35 529 1 710 8 100 22 476 2 069 107 10 474 353 45 853
6. Ouvriers 119 897 1 315 9 641 39 883 10 466 168 23 369 823 86 681
7. Retraités 12 110 130 367 829 151 1 236 948 35 3 818
8. Autres personnes sans activité professionnelle 5 151 557 2 113 2 730 469 28 5 964 71 12 088
9. Non déclarée ou sans objet - 7 21 97 219 37 5 140 192 718
TOTAL 661 4 356 17 344 53 658 99 117 16 527 1 749 59 167 2 072 254 651
                     
 

Sources : INSEE.
Les cellules en jaune indiquent les valeurs les plus importantes pour chaque colonne.

 

 

 


Tableau 3 : Répartition des mariages par catégories socioprofessionnelles des pères des époux en 1995.

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 TOTAL
1. Agriculteurs exploitants 2 316 897 457 851 833 2 575 1 093 152 1 297 10 471
2. Artisans, commerçants et chefs d’entreprise 841 2 241 1 916 2 224 1 670 3 413 2 093 355 2 230 16 983
3. Cadres et professions intellectuelles supérieures 511 1 873 4 715 2 825 1 593 2 071 2 207 229 2 060 18 084
4. Professions intermédiaires 837 2 055 2 747 4 104 2 359 4 467 2 682 430 2 712 22 393
5. Employés 802 1 666 1 385 2 562 2 840 4 574 2 041 439 2 534 843
6. Ouvriers 1 992 3 186 1 993 4 759 4 697 15 973 4 693 1 330 6 410 45 033
7. Retraités 1 497 3 232 3 457 4 700 3 558 7 865 18 847 1 172 12 232  56 560
8. Autres personnes sans activité professionnelle 91 317 232 393 426 1 323 660 685 928 5 055
9. Non déclarée ou sans objet 1 511 2 907 2 908 3 892 3 519 8 726 12 631 1 392 23 743 61 229
TOTAL 10 398 18 374 19 810 26 310 21 495 50 987 46 947 6 184 54 146 254 651
 

Sources : INSEE.
Les cellules en jaune indiquent les valeurs les plus importantes pour chaque colonne.
 

Si l'on compare les deux tableaux, on constate assez facilement que l'homogamie entre époux est plus forte que celle entre pères des époux.

 

b. L’institution du mariage.
 

C’est sous l’appellation d’institution que l’on parle généralement du mariage. Pour faire bref, l’institution relève toujours du droit social ou civil ; elle est un ensemble juridique qui entoure, accompagne la coutume en vue de l’intérêt public ; elle a des buts, des objectifs à remplir ; elle est appelée à durer ; elle se fonde sur l’autorité civile, qui, dans les démocraties, est issue d’une volonté générale ; elle est source de droits et d’obligations et s’exerce dans un rapport inégalitaire envers les personnes. Cela vaut pour l’école, l’armée, le mariage, …
On notera que statut et institution reposent sur la même racine sémantique : statuo en latin dont le sens premier est de mettre dans une position (76) déterminée. En ce sens, entrer dans une institution c’est acquérir une certaine position , un certain statut déterminé. Appartenir à une institution, c’est donc aussi avoir les droits et devoirs afférents dont disposent la totalité des membres institués. Il est donc tout à fait pertinent de dire que lorsqu’une personne se marie, elle acquiert le statut de personne mariée. Il est pertinent de parler de statut matrimonial.

Par son aspect plus individuel, par la liberté de l’acquérir ou pas, par les critères repérables (législatifs, mode de vie, signes publics…), il est clair que le statut matrimonial relève de la seconde catégorie repérée par Linton et Parsons : celle du statut acquis (achieved) par le mérite ou l’effort intellectuel ou moral. Nous savons que l’attribution de ce statut particulier est sanctionnée par l’état, institution par excellence, selon des critères qui attestent de la validité des conditions d’acquisition : certificats médicaux, liberté, solidarité, … (77)
Les époux qui acquièrent le statut matrimonial se voient attribuer un rôle précis et clair qui entraîne des droits et des devoirs, à savoir : vie commune, relations sexuelles, présomption de paternité, solidarité à l’égard des dettes du conjoint, … Nous sommes bien dans le cadre théorique du statut tel que nous l’avons décrit plus haut.

 

c. Mobilité du statut matrimonial.
 

Le propre du statut est sa mobilité. Il peut s’acquérir ou se perdre. C’est un fait établi que s’il est possible d’acquérir le statut matrimonial par le rite du mariage il est aussi possible dans la législation française (78) de perdre ce statut par le divorce ou par le décès du conjoint. Cette mobilité peut se vérifier au niveau des statistiques.


Graphe 2 : Taux de divorces prononcés au regard des mariages célébrés la même année.

 

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Sources : INSEE.

Par ailleurs l’INSEE (79) rapporte qu’en 1995 le taux de mariage incluant au moins un veuf est de 1,6% (1,5% avec une veuve) et celui incluant au moins un divorcé est de 16,5% (15,6% avec une divorcée). Un rapide calcul montre ainsi qu’en 1996 ce sont 70 183 couples dont l’un des membres au moins était divorcé qui se sont marié. Ils représentent 25,05% des mariages civils. Ces remariages attestent, si nécessaire était, de la mobilité du statut matrimonial au sens où s’il peut se gagner, il peut aussi se perdre et se retrouver.

 

Conclusion


Pour l’instant, nous avons bien montré que la réalité conjugale d’époux mariés relevait bien du concept de statut par sa mobilité, dans son rapport à l’institution (et dans son origine étymologique même), dans sa distinction d’une classe ou d’un parti.
Il reste maintenant à montrer si le statut matrimonial est un statut comme tous les autres, il possède deux originalités importantes : d’une part il ne peut s’acquérir sans l’acquisition d’un statut préalable à savoir celui d’un statut professionnel et d’autre part la perte du statut professionnel n’entraîne pas nécessairement la perte du statut matrimonial. Autrement dit, si le statut matrimonial est subordonné à un autre pour son acquisition, une fois acquis, il possède une stabilité indépendante du mode d’acquisition, nous pourrions dire une autonomie. C’est l’objet de notre enquête principale.


© Bruno Feillet
 

Notes

22. Jean KELLERHALS et Louis ROUSSEL, « Les sociologues face aux mutations de la famille : quelques tendances des recherches 1965-1985 », in L’année sociologique, N°37, 1987, p. 15-43.
23. Jean-Hugues DECHAUX, « Orientations théoriques en sociologie de la famille : autour de cinq ouvrages récents », in Revue française de sociologie, XXXVI, 1995, p. 525-550.
24. Jean-Hugues DECHAUX, p. 16.
25. Jean KELLERHALS et Louis ROUSSEL, « Les sociologues face aux mutations de la famille : quelques tendances des recherches 1965-1985 », in L’année sociologique, N°37, 1987,p. 17.
26. Références dans la bibliographie.
27. Jean-Hugues DECHAUX, « Orientations théoriques en sociologie de la famille : autour de cinq ouvrages récents », in Revue française de sociologie, XXXVI, 1995, p. 527.
28. Jean-Hugues DECHAUX, « orientations théoriques en sociologie de la famille : autour de cinq ouvrages récents », in Revue française de sociologie, XXXVI, 1995, p. 531.
29. Jean-Hugues DECHAUX, « orientations théoriques en sociologie de la famille : autour de cinq ouvrages récents », in Revue française de sociologie, XXXVI, 1995, p. 548.
30. François de SINGLY, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996, 4° de couverture.
31. François de SINGLY et Véronique MUNOZ-DARDE, « Pour le pluralisme des formes de la vie privée » in Le Monde, 1999.
32. Irène THERY, Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, Coll. Opus N° 22, 1996.
33. Irène THERY, « Différence des sexes et différence des générations. L’institution familiale en déshérence », in Esprit, N° 12, 1996.
34. Jean-Hugues DECHAUX, « Orientations théoriques en sociologie de la famille : autour de cinq ouvrages récents. », in Revue française de sociologie, XXXVI, 1995, p. 537, note 15.
35. Irène THERY, Couple, filiation et parenté aujourd’hui. Le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée. Rapport à la ministre de l’Emploi et de la Solidarité et au garde des Sceaux, ministre de la justice, Paris, Odile Jacob et La documentation française, 1998, p. 32.
36. Irène THERY, Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, Coll. Opus N° 22, 1996, p. 184.
37. Irène THERY, Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, Coll. Opus N° 22, 1996, p. 413.
38. Irène THERY, « Différence des sexes et différence des générations. L’institution familiale en déshérence », in Esprit, N° 12, 1996, p. 67.
39. Irène THERY, Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, Coll. Opus N° 22, 1996, p. 16.
40. Irène THERY, Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, Coll. Opus N° 22, 1996, p. 19.
41. BURGUIERE André, KLAPISH-ZUBER Christiane, SEGALEN Martine et ZONABEND Françoise (dir.), Histoire de la famille, Paris, Armand Colin, Livre de poche N° 420, 421, 422, 1986.
42. Martine SEGALEN, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 1996, 4° éd. p. 8.
43. Martine SEGALEN, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 1996, 4° éd. p. 12.
44. Raymond BOUDON, La place du désordre. Critique des théories du changement social. Paris, PUF, 1984.
45. Martine SEGALEN, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 1996, 4° éd. p. 15.
46. Martine SEGALEN, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 1996, 4° éd. p.5.
47. Cf. Jean-Hugues DECHAUX, « Orientations théoriques en sociologie de la famille : autour de cinq ouvrages récents », in Revue française de sociologie, XXXVI, 1995, p. 546.
48. André BURGUIERE, Christiane KLAPISH-ZUBER, Martine SEGALEN et Françoise ZONABEND (dir.), Histoire de la famille, tome 1. Mondes lointains, Paris, Armand Colin, Livre de poche N° 420, 1986, p. 13.
49. André BURGUIERE, Christiane KLAPISH-ZUBER, Martine SEGALEN et Françoise ZONABEND (dir.), Histoire de la famille, tome 1. Mondes lointains, Paris, Armand Colin, Livre de poche N° 420, 1986, p. 15.
50. Jean-Hugues DECHAUX, « Orientations théoriques en sociologie de la famille : autour de cinq ouvrages récents. », in Revue française de sociologie, XXXVI, 1995, p. 532.
51. Jean-Claude KAUFMANN, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Nathan, Coll. Agora Pocket, 1992.
52. Jean-Claude KAUFMANN, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Nathan, Coll. Agora Pocket, 1992, p. 109.
53. Jean-Claude KAUFMANN, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Nathan, Coll. Agora Pocket, 1992, p. 25.
54. Alfred SCHÜTZ, Le chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens-Klincksiek, 1987.
55. Jean-Claude KAUFMANN, « Rôles et identité : l’exemple de l’entrée en couple », in Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. XCVII, 1994, p.301-328.
56. JEAN-PAUL II, Familiaris consortio, 1981, N°11. Il y a sûrement là, dans le rapprochement du concept d’habitude incorporée avec ce que Jean-Paul II appelle une exigence intérieure, une piste pour la recherche théologique.
57. CHAMPAGNE Patrick, LENOIR Rémi, MERLLIE Dominique, PINTO Louis, Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1996, 2° éd. p. 50.
58. Jean-Claude KAUFMANN, « Rôles et identité : l’exemple de l’entrée en couple », in Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. XCVII, 1994, p. 316.
59. Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, Editions de minuit, 1980, p. 133-136.
60. Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, Editions de minuit, 1980, p. 134-136.
61. François HERAN, « La seconde nature de l’habitus Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », in Revue française de sociologie, Vol. XXVIII, 1987, p. 385-416
62. François HERAN, « La seconde nature de l’habitus Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », in Revue française de sociologie, Vol. XXVIII, 1987, p. 399.
63. Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, Editions de minuit, 1980, p. 134.
64. François HERAN, « La seconde nature de l’habitus Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », in Revue française de sociologie, Vol. XXVIII, 1987, p. 393.
65. François HERAN, « La seconde nature de l’habitus Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », in Revue française de sociologie, Vol. XXVIII, 1987, p. 395.
66. Cité par François HERAN, « La seconde nature de l’habitus Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », in Revue française de sociologie, Vol. XXVIII, 1987, p. 396.
67. François HERAN, « La seconde nature de l’habitus Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », in Revue française de sociologie, Vol. XXVIII, 1987, p. 385.
68. Martine SEGALEN, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 1996, 4° éd. p. 289.
69. Robert NISBET, La tradition sociologique, Trad. Martine Azuelos, Quadrige/P.U.F., Paris, 1996, p. 219-274.
70. Voir par exemple les efforts ridiculisés par Molière d’un bourgeois qui voulait devenir gentilhomme.
71. Cf. les trois états : clergé, noblesse et roturier.
72. Ralph LINTON, Le fondement culturel de la personnalité, Trad. Andrée Lyotard, Paris, Dunod, 1968, p. 60.
73. Ralph LINTON, Le fondement culturel de la personnalité, Trad. Andrée Lyotard, Paris, Dunod, 1968, p. 64.
74. LINTON Ralph, Le fondement culturel de la personnalité, Trad. Andrée Lyotard, Paris, Dunod, 1968, p. 72-73.
75. LINTON Ralph, Le fondement culturel de la personnalité, Trad. Andrée Lyotard, Paris, Dunod, 1968, p. 74.
76. R. Linton mentionne dans son ouvrage sus-cité que le terme de « position » a été utilisé dans des recherches sociologiques dans un sens très voisin de celui de statut. (Linton p.71.).
77. Voir la liste précise en Annexe 1.
78. Mais nous pourrions vérifier cela de manière beaucoup plus universelle au niveau ethnologique tant au niveau synchronique que diachronique.
79. INSEE-RESULTATS, Démographie et Société 1995. Tableau 9.