Approche plurielle du plaisir

 

Introduction


C’est là une dimension de la vie humaine tout à fait importante et en particulier lorsque l’on s’intéresse à l’éthique de la sexualité.
On se souviendra tout d’abord que la réalité du plaisir n’est pas exclusive à la sexualité humaine et que sa dimension extrêmement personnelle fait qu’il est difficile de comparer entre les personnes.
Ensuite, nous garderons en mémoire qu’il existe dans la société un débat dont les extrêmes sont d’une part le droit au plaisir et d’autre part la tyrannie du plaisir.
Enfin, parler du plaisir et des plaisirs, comme on le verra, c’est prendre position sur notre structure anthropologique

 

1. Point de vue biologique.


Le plaisir comporte bien sûr une dimension biologique qui se joue à la fois principalement dans le sens du toucher mais aussi dans les autres sens, le tout en lien avec le psychisme et le cerveau. Il est commun de dire que le cerveau est le premier organe sexuel. « Réalité biologique, le plaisir s’étaye sur un "système", le système hédonique, comme la respiration se fonde sur l’appareil respiratoire, la circulation sur l’appareil circulatoire et la vie psychique sur le système nerveux. Ce système a ses propres centres dans le cerveau (l’Hypothalamus et les centres limbiques) et ses propres molécules (les endomorphines pour ne citer que les principales) secrétées par les neurones de ces centres. Toute activité agréable, quelle qu’elle soit met en jeu cette fonction et s’accompagne d’une augmentation des endomorphines dans le sang : aussi bien les actes naturels les plus simples (…) que les actes les plus élaborés (…). Nous voyons que la nature est généreuse qui rend nos actes naturels plaisants. Remarquons aussi l’unicité du phénomène plaisir : entre l’orgasme de l’amoureux, l’ivresse du surfeur, la béatitude de l’amateur de chocolat, le bonheur du musicien et l’extase du mystique, il y a un dénominateur commun, les endomorphines, je devrais dire le miracle des endomorphines.
Car ces endomorphines, et c’est en cela que le plaisir est un phénomène psychologique capital, non contentes de nous offrir l’état de jouissance, nous réservent d’autres bienfaits : elles apaisent l’anxiété, stimulent la bonne humeur, atténuent les effets du stress, calment les douleurs et stimulent les facultés intellectuelles. Elles sont donc le traitement naturel de la souffrance, de la morosité, de l’angoisse, voire de la dépression. » (1)

Il est assez étonnant de voir un scientifique admettre que la catégorie de la mystique soit accessible au plaisir. Tous ces plaisirs ont en tout cas le point commun de libérer des endorphines.
Le moraliste peut percevoir l’usage pervers qu’une telle affirmation scientifique peut, éventuellement, engendrer : Puisque le plaisir a des effets quasi-thérapeutique, un sujet pour se trouver mieux, peut vouloir se donner du plaisir. Or la morale invite à une cohérence entre l’intention, le moyen et la fin. Vouloir aller mieux est une bonne chose. Mais tous les moyens ne sont pas nécessairement pertinents. La fin ne justifie pas les moyens.

 

2. Point de vue lexicographique.


D’ailleurs à chacun des domaines évoqués semblent correspondre un vocabulaire particulier : orgasme, ivresse, extase, béatitude, jouissance, plaisir. La liste n’est sans doute pas exhaustive. Tous ces mots ont-ils le même sens ? Leurs champs sémantiques se recouvrent-ils au moins partiellement ? Toute une étude reste à faire.

 

I. Le plaisir selon Aristote, saint Thomas et Freud


L’expérience du plaisir a provoqué la réflexion de plusieurs philosophes théologiens ou scientifiques. L’article d’Albert PLE (2) va nous permettre de pointer quelques éléments de ces réflexions. Ensuite, il nous faudra prendre position.

A. Plan de l’article d'Albert Plé :


I. Aristote et saint Thomas
1. Le plaisir
2. Le plaisir perfection de l’action
3. Le plaisir au service de la vertu
4. Le plaisir test de la vertu
5. Moralité du plaisir
6. Conséquences du péché originel sur la moralité du plaisir

II. Le plaisir selon Freud
1. Le principe de plaisir
2. Le principe de réalité
3. Moi primaire et moi secondaire
4. Le principe du plaisir dans le rêve, l’imaginaire et la névrose

Conclusion
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Cet article est assez dense et technique. Il suppose, et parfois offre, une bonne connaissance des trois auteurs cités dans le titre.

Nous retiendrons quelques points saillants :

 

B. Aristote et St Thomas


Le plaisir est une catégorie plus vaste que le seul plaisir sexuel chez Aristote et saint Thomas. « Mais les plaisirs du corps se sont emparés pour eux seuls de ce nom de plaisir qui, par droit d'héritage, devrait appartenir à toute la famille des plaisirs, parce que c'est le plus souvent à eux que nous allons aborder et parce que tous y ont part : parce qu'on ne connaît qu'eux, on croit qu'il n'y a qu'eux. » Ethique à Nicomaque, VII, 14, 11, 53b. Autrement dit, il existe toute une famille de plaisirs dont relève en particulier le plaisir sexuel.

Le plaisir suppose la connaissance de la réalisation d’une union effective ou affective entre le sujet aimant et l’objet aimé. Pour qu’il y ait plaisir, il faut donc que le sujet ait conscience de cette union.
A ce titre, le plaisir a le caractère « réaliste » de l’amour. En effet, l’amour fait sortir de soi celui qui aime afin de mieux connaître l’être aimé ; l’amour est extatique et donc le plaisir aussi qui l’accompagne et le perfectionne (480).

La réalité du plaisir suppose toute une anthropologie. Ainsi, Thomas distingue avec Aristote deux types de désirs avec chacun leur mode de satisfaction.
Type de désir Appétit naturel (faim, soif, …) Appétit sensible (gourmandise, manger sans faim)
Place de la volonté Ils échappent à la raison et donc à la volonté (selon la nature – ut natura). La volonté peut (et doit) s’exercer (selon la volonté – ut voluntas)
Expression de la satisfaction ou de la frustration Plaisir – douleur
Delectatio - Joie – tristesse
Jubilatio -

A partir de là, on peut comprendre que certains plaisirs ne donnent pas toujours de la joie et ne permettent pas que l’on se réjouisse du point de vue de la raison. (481).
Comme on le verra plus loin, le plaisir n’est pas le bien en soi. En revanche, il perfectionne pour chacun la vie qui lui est précieuse. (482-483). C’est-à-dire que celui qui aime entendre de la belle musique va affiner son ouïe comme le peintre son regard.

Saint Thomas oppose aussi l’appétit sensitif à l’appétit intellectuel. Sur ce dernier seul, on peut fonder une appréciation décisive des choses. (485).
En fait, dans l’acte moral qui recherche toujours un bien honnête, le plaisir n’est pas recherché pour lui-même, mais si cet acte est mené à sa perfection, il est nécessairement accompagné d’une délectation. Il ne peut y avoir d’acte parfait sans delectatio.
Car si le plaisir n’est pas recherché comme la fin ultime, c’est plutôt la beauté morale de l’action qui exerce sur l’homme son attrait et qu’il se choisit pour fin ultime. Celle-ci, dans la mesure où il l’espère et où il s’en approche, lui procure la plus noble et la plus humaine des joies. (486)
« Ainsi le plaisir de l’homme vertueux est inclus dans la fin dernière qu’il se donne. Il y est inclus, mais ne le constitue pas à lui seul ni même à titre principal » (488).

Parce que quelqu’un agit toujours mieux lorsqu’il aime ce qu’il fait et qu’il y trouve du plaisir, il est clair que le plaisir est au service de la perfection de l’acte. « Il est bon et souhaitable d’éprouver du plaisir à bien agir moralement ». (489).
« Si la plupart des hommes courent après les plaisirs du corps, c'est parce que les biens sensibles sont mieux connus et de plus de gens. Et aussi parce qu'ils ont besoin du plaisir comme remède à maintes douleurs et tristesses ; la plupart, ne pouvant atteindre aux joies de l’esprit, qui présupposent la vertu, doivent se rabattre sur les plaisirs sensibles. » (490).
Et donc, « c’est un malheur naturel et immoral que de ne pas connaître quelque plaisir dans les activités non seulement intellectuelles, mais aussi sensibles. Ne pas pouvoir éprouver les premières, c'est courir le risque de se rejeter avec intempérance sur les plaisirs sensibles. Ou bien, si l'on avait commencé quelque action vertueuse mais sans en éprouver quelque joie, on risque bien de n'y point persévérer. » (491).

Reste alors la question de savoir si tout plaisir éprouvé n’est pas l’indice d’un acte vertueux ? En fait non. « Les plaisirs de l’homme vertueux, ce sont essentiellement ceux qui perfectionnent les activités propres de l’homme, c’est-à-dire la contemplation, au sens où l’entend Aristote ». (494). Autrement dit, un plaisir sera dit bon au sens où il humanise celui qui l’éprouve. Cela suppose toute une anthropologie et de savoir ce vers quoi tend tout homme, quelle est sa fin ultime, son souverain bien. A ce titre, « seuls les vertueux ont plaisir à bien agir. Le plaisir est donc un des tests de la vertu » (495). « Une action est-elle moralement bonne, le plaisir et le désir de ce plaisir le sont aussi ; ils y ajoutent même une valeur morale. Si l’action est mauvaise, le plaisir aussi est mauvais » (498).
Albert Plé conclue alors son quatrième point sur la note suivante : « Le plaisir, loin d'être étranger à l'effort moral, en est tout à la fois une des causes, aussi bien formelle que finale et efficiente, et qu'il en est par là même le critère le plus sûr : celui qui a plaisir à bien agir moralement prouve par là qu'il est authentiquement vertueux et sa juste appréciation de ce plaisir est la règle et la mesure de la bonté morale. » (495).
« Nous conclurons provisoirement cette mise en place du plaisir dans la vie morale en disant, avec saint Thomas, que ce qui importe à la vertu, ce n'est pas la plus grande intensité du plaisir éprouvé, mais la part qu'y prend l'appétit intérieur, c'est-à-dire la liberté intérieure dans l'usage et le vécu même du plaisir. » (499).
 

C. Freud et le plaisir


Une définition du plaisir de Freud selon De Saussure : « L'excitation initiale perçue comme désir, l'acte qui comporte un apaisement de la tension, la satiété qui annule l'excitation initiale et enfin le souvenir du plaisir qui est un investissement résiduel d'une trace mnésique. » (500-501). On voit bien que cette description psychanalytique ne procède pas du même intérêt que celui qui habitait l’approche morale d’Aristote et de saint Thomas. Il est cependant intéressant de repérer comment Freud articule le plaisir au temps puisque la préparation de ce plaisir, l’expérience immédiate du plaisir et la mémoire qu’on en garde sont intégrées à la compréhension du concept de plaisir.
En revanche la distinction entre principe de plaisir et principe de réalité et leur articulation montre combien une bonne structuration psychanalytique ou un bon rapport inconscient au plaisir permet et suppose un rapport au temps équilibré et ajusté, ce à quoi est très attentif le moraliste. « De fait, la substitution du principe de réalité au principe de plaisir ne signifie pas un découronnement du principe de plaisir mais sa sauvegarde. Un plaisir momentané, au résultat incertain, est abandonné, mais seulement en vue d'obtenir, par une voie nouvelle, un plaisir assuré, mais à l'avenir. » (506). Cette remarque de Freud (3) présente beaucoup d'intérêts. En effet, il n'y a pas opposition du principe de réalité au principe de plaisir mais articulation. Et même, le principe de réalité rend ce principe de plaisir en définitive possible. On est assez loin d'une image d'un plaisir à assouvir aussi vite que possible, de la culture de la non-frustration…
Freud aboutit alors à une vision de l’âge adulte comme une juste articulation de ces deux principes qui ne peut s’atteindre que dans la séparation d’avec les parents : « Ainsi le primat donné au principe de réalité sur le principe (primaire) du plaisir est l'apanage de l'adulte et Freud remarque que la "suprématie du principe du plaisir ne peut de fait cesser qu'avec un complet détachement mental des parents" » (507).

 

Conclusion générale de l’article


Albert Plé conclut sur un plaidoyer pour l’éducation au plaisir, laquelle suppose une pédagogie délicate et mise en œuvre avec discrétion (514), pour éviter de tomber dans la description qui suit : « Que de braves gens, victimes d'une morale du Devoir, font équivaloir la vie morale avec la souffrance de l'effort. Pour eux, le mérite se mesure non pas à la charité, mais à la peine qu'ils éprouvent à "faire leur devoir". Plus cela coûte, plus c'est moral. Eprouvent-ils quelque joie, les voilà anxieux d'une sourde culpabilité et d'une vague menace de sanction. Ils paraissent allergiques à la joie ; ils ne peuvent la tolérer. Dans ces cas les plus graves, il s'agit, pour employer le vocabulaire psychanalytique, du sadomasochisme d'un moi hypertrophié. » (509). Combien de jeunes aujourd’hui (en 2002) qualifie leur plaisir ou leur joie d’égoïste ?
La nécessité d’un bon rapport au plaisir se trouve repris dans le domaine moral par une analyse de saint Thomas reprise par A. Plé : « De là vient aussi que le vertueux connaît l'harmonie et l'intégration de ses plaisirs et de ses joies à l'inverse du pécheur, dont saint Thomas montre qu'il est déchiré en lui-même, car sa raison condamne les plaisirs de ses sens et ceux-ci répugnent aux joies de son esprit ; en quoi le pécheur s'aime mal et se détruit lui-même. » (511).


II. Remarques personnelles


La distinction que fait saint Thomas entre les appétits naturels et sensibles puis entre appétit sensible et intellectuel brouille un peu l’esprit. En effet, les appétits naturels et sensibles portent sur le corps mais leurs effets ne se ressentent pas au même point : le corps d’un côté, l’âme de l’autre.
Imaginons que l’on puisse décrire l’être humain sous la forme de trois cercles concentriques au centre duquel se trouverait un noyau.
• Le cercle le plus extérieur correspondrait à la surface de l’homme : son corps.
• Plus intérieur, le cercle lié aux activités intellectuelles de l’homme.
• Plus profondément encore celui qui concerne le « cœur – esprit », pour ainsi dire l’âme.
• Enfin le noyau qui est Dieu « plus intérieur à moi-même que moi-même ».

Bien sûr, mais il faut le dire, nous n’oublierons pas qu’un être humain est tel parce qu’il est en relation avec d’autres, qu’il a une vie sociale et qu’il a commencé sa vie dans une vie sociale, au moins avec sa mère.


Supposons le schéma anthropologique suivant où l'être humain se comprend comme un tout avec ses dimensions corporelle, psychologique et intellectuelle et spirituelle. Au coeur de l'homme, nous trouvons celui qui est notre source et notre fin : Dieu.

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Pour rendre compte d’un tel schéma autrement que par sa simple affirmation, il faudrait reprendre les études exégétiques et phénoménologiques qui le fondent.

 

Retenons tout de même cette belle citation de St Paul :

"Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie totalement, et que votre être entier, l'esprit, l'âme, le corps, soit gardé sans reproche à l'Avènement de notre Seigneur Jésus Christ." 1 Th 5, 23.

 

Nous connaissons bien aussi cette citation de Saint-Augustin : "Dieu, plus intérieur à moi-même que moi-même. " (Confessions, III, 6, 11).

 

Outre le fait de poser les trois dimensions corporelle, intellectuelle ou psychique et spirituelle ou cœur-esprit, le fait de poser Dieu comme « plus intérieur à moi-même que moi-même » est évidemment un acte de foi. Mais c’est dans ce cadre que nous nous exprimons.
L’option anthropologique fondamentale consiste à dire que chacun de nous est en quête de l’unification intérieure de tous ces éléments.

"Seigneur, fais que je marche sur les chemins de la vérité. Unifie mon cœur que je craigne ton nom." Ps 85, 11.

Cette soif est incoercible. Et « notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en Dieu » Saint Augustin.

 

A. Plaisir, joie et bonheur


Pour nourrir notre réflexion, il faut encore ajouter ce tableau qui articule les divers éléments fondamentaux de la morale (rapport au temps, aux personnes,…).


 

Rapport au temps Expérience typique cohérente avec les autres dimensions de la morale Rapports aux autres Figure type qui incarne plus spécifiquement une dimension de la morale
Futur Bonheur Universel (pour tous) Prophète
Passé Joie Particulier (pour un groupe) Sage
Présent Plaisir Singulier (ce qui m'est personnel) Politique (qui décide)



Les lignes dans ce tableau sont cohérentes entre elles.
Il importe aussi d’articuler les lignes entre elles sous peine d’avoir une morale pratique ou théorique déséquilibrée

Aujourd’hui, on confond bonheur, joie et plaisir allègrement. Dès lors, on n’a plus de vocabulaire pour décrire et relire ce qui nous habite.


Le plaisir a évidemment une très grande affinité avec le présent. C’est dans le présent que s’éprouve le plaisir, quel qu’il soit. Il est aussi très intime, très personnel. Le plaisir, s’il peut à peine se décrire, il ne peut se partager. S’il s’expérimente tout d’abord au niveau le plus extérieur à nous-mêmes, au niveau du corps, il peut aussi s’éprouver sur le plan intellectuel voire au plan spirituel.

Sa durée est extrêmement brève.


La joie a une grande affinité avec le passé. C’est bien parce qu’ils étaient vrais et pas seulement sincères en se disant « je t’aime » et que la parole donnée s’accomplit, qu’un couple célébrant le dixième anniversaire de son mariage peut goûter la joie de cette fête. La joie a une grande affinité avec la fidélité. Or la fidélité à une parole donnée et donnée nécessairement à quelqu’un montre que la joie contient une dimension sociale. Elle est plus partagée que le plaisir.
La joie vient aussi lorsque non seulement il y a une unification temporelle mais aussi dans l'unification des projets entre les trois cercles. Le sentiment d’unité intérieure ou d’unification, qui se réalise en soi, est probablement la porte d’entrée de toute joie. Le sujet prend alors conscience qu’il advient à lui-même. La prise de conscience de cette unification est sans doute une définition possible de la joie.
A vrai dire, l’unification parfaite comporte aussi l’unité de ce que je suis avec ce que l’Eglise m’appelle à vivre, avec un conjoint si je suis marié, …

La joie est beaucoup plus durable.

 

Le bonheur a partie liée avec le futur. Le bonheur, c’est la promesse qui nous est faite. Et à vrai dire, il ne pourra jamais y avoir de bonheur parfait si nous savons que quelques uns ici bas continuent de pleurer, de souffrir ou encore de mourir de faim. Le bonheur a une dimension universelle que ne contiennent pas le plaisir et la joie.
Le bonheur, donc, se goûte imparfaitement lorsque la joie est en cohérence avec la volonté de Dieu. Il se goûtera parfaitement lorsque toute l’humanité sera délivrée de ses larmes lors du retour définitif du Christ.

Ceci étant dit, il faut encore se rappeler que le plaisir, la joie et le bonheur doivent être articulés ensemble. « Le plaisir est-il le bonheur ? Peut-il combler la soif d’absolu et d’infini du cœur humain, et répondre à ce désir que nous avons d’une communion avec un être qui nous complète ? S’il est un bien fini, et limité, car corporel et matériel, cela semble impossible. On peut d’ailleurs vivre tous les plaisirs, et être très triste – comme le confesse Rimbaud, qui vécut la descente aux enfers dans "les paradis de tristesse". Lorsque le corps est instrument de plaisir, le plaisir n’est qu’illusion de bonheur. » (4)
Ou encore, comme l’écrivait un conseiller conjugal : « le plaisir est le couronnement de l’acte. Pour reprendre une expression à la mode, c’est la cerise sur le gâteau. Sans la cerise, il manque quelque chose au gâteau, sans gâteau, que reste-t-il ? » (5)
En ce qui concerne le lien entre l’instant si singulier du plaisir et la dimension universelle du bonheur, il se peut bien que la prière soit celle qui leur permette de les articuler : Après un rapport sexuel, confiait un couple à Louis Giroux, « c’est un moment où nous prions pour rendre grâce au Seigneur. » (6)

Exprimé comme cela, il me semble que l’on peut rendre plus aisément compte de la réalité que ne le faisait St Thomas d’Aquin. Car en définitive, et pour revenir à l’article d’Albert Plé, au nom de quoi interdirait-on à un besoin naturel non seulement de produire du plaisir sensible mais aussi une joie, lorsque celui-ci est vécu dans une cohérence avec soi-même et sous le regard de Dieu ? Il ne s’agirait donc plus d’opposer le plaisir à la joie mais de savoir avec quoi il coexiste : la joie ou la tristesse.

 

B. Analyser son rapport au plaisir.


Le rapport entre ignorance des appétits intellectuels et intempérance (excès dans les appétits sensibles) est assez clair et pourrait aider à certains discernements.
Cela suppose que l’on ait dans les familles, dans les séminaires et dans tout lieu de formation une véritable pédagogie de l’éducation au plaisir. Mais laquelle et comment ? Il y a là tout un champ d’études à défricher.
C’est sans doute par un tel travail que l’on arrivera à sortir de la problématique citée au début du cours : en finir d’une part avec la banalisation du plaisir et d’autre part la tyrannie du plaisir.

Le rapport aux plaisirs qu’entretient une personne est sûrement indicatif de sa maturité psychologique. Mais en cette matière plus qu’en bien d’autres l’indice ne dit pas le tout d’une personne. De plus les causes sont diverses et on se gardera d’une théorie mono causale. Donc un avis fondé uniquement sur le rapport au plaisir risque d’être non pertinent.

Enfin, il faudrait se demander si en plus des plaisirs sensibles et intellectuels, il n’y aurait pas des plaisirs spirituels. Comment pourraient-ils se définir ? L’expérience de la flèche de l’ange de Ste Thérèse d’Avila peut-elle nous aider à comprendre ?

 

C. Existe-t-il un rapport entre ces plaisirs ?


1. Essai d’une réponse positive


On comprend bien que l’on peut éprouver un plaisir sensible au point que cela inhibe l’accès aux plaisirs plus intérieurs. Ainsi Origène (7) pensait de la manière suivante : « Les expériences sensuelles nourrissaient une contre-sensibilité et se soldaient par un engourdissement de l'authentique faculté d'éprouver la joie propre à l'esprit. Elles étaient un "coussin", qui amortissait l'impact de ces plaisirs plus profonds et plus vifs qui pouvaient se poser, comme des baisers, sur l'esprit nu. »
D’une certaine manière les plaisirs sensibles sont comme le bruit qui empêcheraient d’entendre le léger silence qu’expérimenta Elie sur l’Horeb.
Ici, il y a un rapport d’exclusion.

On pourrait aussi dire que parfois tous ces plaisirs peuvent être éprouvés en même temps ou conduire à l’expérimentation d’un plaisir plus profond. Ainsi le témoignage rapporté par Louis Giroux dont je parlais plus haut. Cette expérience rapportée d’une communion sexuelle autant que spirituelle ne peut sans doute être faite que si le couple a préalablement appris à écouter le léger silence de la présence de Dieu dans leur vie pour pouvoir le reconnaître coexistant dans la joie de leurs rencontres conjugales réussies.
Nous sommes là dans un rapport de simultanéité.

 

2. Essai d’une réponse négative


Mais un plaisir intellectuel peut-il rejaillir sur le sensible et produire, comme le suggère le docteur Leleu des endorphines ? En tout cas, ce n’est pas évident. En effet, comme le dit et le suggère si bien le Habaquq dans son cantique (Ha 3, 2-4 ; 13-18), la situation économico-politique peut sembler intellectuellement désastreuse (Ha 3, 17), il peut néanmoins bondir de joie dans le Seigneur, exulter en Dieu son sauveur (Ha 3, 18). Habaquq fait l’expérience de la coexistence de l’appréciation d’une réalité très difficile et de la joie dans le Seigneur qui da déjà sauvé Israël de situation bien pire. Autrement dit, il est assez clair que ce que le prophète décrit est une joie dans un contexte de souffrance sociale aiguë.

Il ne faut pas y voir la moindre trace de sadisme ou de masochisme. Au contraire, on peut comprendre, en fonction de l'anthropologie que nous avons déployée plus haut que la joie profonde (vivre en harmonie avec Dieu), peut s'expérimenter dans des conditions objectivement intellectuellement inquiétantes.

Habaquq ne se satisfait pas de la situation désastreuse qu'il est en train de traverser. Sa joie n'a d'autre origine que sa foi au Dieu fidèle qui jamais n'abandonne son peuple. Déjà par le passé il l'a sauvé de situations autrement dramatiques. C'est une promesse de salut et une source d'espérance pour les temps d'angoisse du jour présent. Car ce que le Dieu fidèle a déjà fait une fois, il le refera sûrement.

 

Conclusion

Retenons de cette trop brève étude plusieurs choses :

Cette analyse n'aurait pas été possible sans un travail anthropologique préalable.

Il faut éduquer aux plaisirs mais comment le faire ?

Il faut apprendre à repérer les différents niveaux de plaisirs mais aussi à les distinguer de la joie et du bonheur.

Joie et plaisirs ne vont pas toujours ensemble. On peut éprouver l'un sans l'autre et l'autre sans l'un sans pour autant être un pervers. En effet, l'origine de l'un et de l'autre est distincte : perfection d'un acte ; communion avec soi-même et son créateur.

 

© Bruno Feillet  25/08/2002

 

Notes

1. Docteur Gérard LELEU, Le Traité du désir, Ed Flammarion.
2. Albert PLE, in le Supplément, N°67, 1963, p. 475-514
3. Sigmund Freud, Formulations Regarding the Two Principles in Mental Functionning, in collected papers, t. IV, Hogarth Press, London, 1953, p. 18.
4. Inès PELISSIE du RAUSAS, Plaisirs et bonheur » in Alliance, N° 120, p. 5.
5. Louis GIROUX, « Le plaisir sexuel » in Alliance, N° 120, p. 14.
6. Ibid, p.16.
7. Cf. Origène, Homélies sur le cantique des cantiques, II, 9.