Guerre juste ou justifiable ?

 

Introduction
I. Aperçu historique.
A. Les critères traditionnels.
1. Jus ad bellum.
2. Jus in bello.
B. Un exemple à la fin du Moyen-Âge : Jeanne-d'Arc.
C. Une morale de l'incertitude.
II. Un changement de discours.
A. Dans le magistère catholique.
B. Chez les moralistes.
III. La guerre nucléaire ou biologique : de nouvelles données pour l'éthique.
Conclusion

 

Introduction

Hélas, un sujet comme celui-ci est toujours d'actualité.
Que l'internaute n'attende pas de ce très modeste travail une analyse politique des situations douloureuses du moment dans le contexte international de ce début de millénaire. En revanche, il trouvera quelques critères susceptibles de l'aider à décrypter les discours politiques tant des pacifistes que des va-t-en-guerre.
Comme on le verra, la décision ou non d'entrer en guerre relève toujours de l'estime et non de conditions évidentes.
Il reste, qu'une telle décision sera toujours la pire des solutions. Si jamais, elle peut représenter une solution.

 

I. APERÇU HISTORIQUE

Il faut savoir qu'au début de l'ère chrétienne, les premiers chrétiens étaient plutôt nonviolents au nom d'un certain pacifisme évangélique (Si on te frappe sur la joue gauche, tends la joue droite). Mais c'est St Augustin, au nom du droit à la légitime défense et en particulier entre les états qui a introduit cette notion de guerre juste dans le sens où la guerre ne pouvait se justifier que dans le cas de défense ou de réparation d'injustices. C'est ainsi qu'un certain nombre de critères ont été élaborés pour éclairer les hommes d'état et les autres sur la manière d'aborder les conflits armés. C. Mellon rappelle que pour saint Augustin (1), le chrétien ne pouvait envisager de tuer pour défendre sa propre vie, mais seulement pour porter assistance àun tiers agressé. De plus l'Evangile lui même ne condamne pas explicitement le métier de soldat ; Au contraire, il l'admet possible à travers le conseil de Jean Baptiste au soldat « contentez vous de votre solde » en Lc 3, 14.

St Thomas d'Aquin a repris ces critères (2). Il a placé sa réflexion dans un chapitre consacré àla charité. On est encore au 13' siècle, il ne faut pas l'oublier. Les conflits d'état n'avaient pas encore l'ampleur qu'engendreront les multiples conflits de la guerre de cent ans, des guerres de Louis XIV, des guerres napoléoniennes, de nos conflits modernes. Et je ne parle pas des massacres d'indiens en Amérique du sud...
Bref ! Petit à petit la notion de guerre juste s'est vidé de sa substance ou alors on a cherché à l'utiliser pour justifier des conflits en essayant de trouver ou de fabriquer des contextes permettant l'utilisation des critères. Ce qui, soit dit en passant, manifeste l'autorité des dits critères.
Depuis les guerres extrêmement meurtrières de l'époque napoléonienne aux deux guerres mondiales que nous avons connues au cours de ce siècle, avec le surgissement d'armes technologiques au pouvoir de destruction de massif a complètement modifié le cadre de la réflexion. De même l'apparition de nouvelles armes très précises comme on peut le voir aujourd'hui (bombes à guidage laser, …), l'enregistrement du bombardement (images vidéo, …), la guerre de la communication, la guerre des images ont totalement modifié les données qui nourrissent la réflexion.


A. LES CRITERES TRADITIONNELS:

1. Jus ad bellum


• Le fait du prince, c'est à dire du chef d'état.
• Une intention droite (ne pas viser dans la guerre d'autres objectifs que ceux que l'on prétend avoir).
• Une cause juste (Pour défendre son pays et aussi pour obtenir réparation). Le deuxième cas n'est plus valide aujourd'hui.
• Que soient réunies des conditions sérieuses de succès
• Ultime solution ou encore après avoir épuisé toutes les autres solutions de conciliation, en supposant que ne pas faire la guerre engendrerait une situation pire encore que celle d'un conflit armé (dialogues, négociations, intervention de médiateurs, progression du conflit blocus économique, …).
• Estimer que le mal qui consisterait à ne rien faire serait pire que les maux qui vont résulter de la guerre que l'on s'apprête à engager.
• Aujourd'hui, on insiste aussi beaucoup pour que si guerre il y a, elle se déroule dans le cadre d'institutions internationales comme l'O.N.U.

 

2. Jus in bello


• Une réponse proportionnée
• Respect des non combattants
• Toujours laisser la possibilité d'une solution négociée, d'une réconciliation à venir (mise en oeuvre de la guerre la moins déshumanisante possible). Yizhaq Rabin disait que « c'est toujours avec son ennemi que l'on fait la paix »

Certains critères comme la « réponse proportionnée » interviennent bien sûr dans les deux catégories. C'est en effet en fonction de la possibilité sérieusement et raisonnablement envisageable d'une réponse proportionnée avec forte probabilité de succès que ensuite on peut essayer de mettre en oeuvre ces critères dans le jus in bello sur les plans tactiques.

 

B. UN EXEMPLE A LA FIN DU MOYEN AGE : JEANNE DARC.

A mon sens, Jeanne d'Arc (1412 1431), est un type de chef de guerre soucieuse de mener la guerre dans le cas d'une légitime défense (contre l'envahisseur anglais) ; avec toujours une demande de reddition préalable (3) (même si c'était sommaire) ; le tout associé à une moralisation de l'armée (renvoi des ribaudes prostituées, traitement correct des prisonniers,
Elle n'était pas du genre « va t en guerre ». Ainsi Lucien Fabre (4) rapporte qu’« elle portait souvent son étendard et, comme on lui en demandait la raison C'est parce que je ne veux pas me servir de mon épée ni en tuer personne, répondit elle. »
Plus loin, lorsque les « Godons » s'en vont, elle demande à ce qu'on ne les poursuive pas parce que c'est dimanche et qu'on les aura plus tard (5).

On le voit bien, ces critères avaient leur intérêt, non pas pour donner les conditions pour faire la guerre mais pour obliger à la recherche de la paix ou pour limiter la guerre. Il faut savoir aussi qu'à une certaine période, il y avait interdiction de faire la guerre, comme le temps du carême, le temps de Noël. C'était la trêve de Dieu. Tout cela avait pour but de limiter au plus possible les conflits armés, toujours sources de draines, de destructions et de mort.

 

C. UNE MORALE DE L'INCERTITUDE.

Il faut remarquer aussi que l'ensemble de ces critères font appel à une estimation, à du probable, à de la proportion, bref le discernement moral va s'opérer sur de l'incertitude relative. Cela peut paraître étonnant pour notre époque, mais est il possible de faire autrement ?

Chacun sait que lorsque l'on mène bataille, pour gagner, il faut mettre toutes les chances de son côté et que toute proportionnée que soit la réponse, en matière militaire on cherche toujours la supériorité. Le tout est de savoir à partir de quand la réponse n'est plus proportionnée. C'est là affaire d'appréciation extrêmement difficile. Comment apprécier les bombardements des villes comme Coventry ou Dresde ou encore Hiroshima ?

Lorsque l'on mène un assaut contre des preneurs d'otages, malgré tout l'entraînement, la maîtrise d'armes très sophistiquées, la connaissance de la psychologie,... il y a toujours de l'incertain, des risques. L'effort est de les réduire au minimum mais il est illusoire de croire que l’on parviendra à les supprimer totalement. C'est ce que l'on appelle aussi le principe de réalité.

Un certain nombre des critères traditionnels ont été très souvent utilisés pour analyser le conflit des Malouines, ou encore celui de la guerre du Golfe. En particulier celui du dernier recours. Mais leur appréciation est délicate. En effet, à partir de quand peut on estimer qu'un blocus économique est inefficace ? La réflexion morale peut elle valider un blocus qui affame une population entière à seule fin de faire tomber un régime non seulement dictatorial mais aussi auteur de crimes contre l'humanité ?

 

II. UN CHANGEMENT DE DISCOURS

A. DANS LE MAGISTERE CATHOLIQUE

Alors qu'à une certaine époque certains papes se faisait représenter en armure, ou qui, comme Jules Il (1503 1513), utilisait sans mesure les armes temporelles et spirituelles en pratiquant systématiquement les renversements d'alliances, se comportaient plus comme un prince laïc qu'en souverain pontife (6), après la seconde guerre mondiale nous entendons des discours différents. Ainsi celui de Paul VI en 1965 à l'O.N.U. : « Plus jamais la guerre ! » ou encore celui de Jean Paul Il lors de son traditionnel message pour la paix du premier janvier, ici en 1982,

« Les peuples ont le droit et même le devoir de protéger par les moyens proportionnés, leur existence et leur liberté contre un injuste agresseur. Toutefois, compte tenu de la différence entre les guerres classiques et les guerres nucléaires ou bactériologiques, compte tenu aussi du scandale de la course aux armements face aux nécessités du tiers monde, ce droit très réel dans son principe ne fait que souligner pour la société mondiale l'urgence de se donner des moyens efficaces de négociation. Ainsi la terreur nucléaire qui hante notre temps peut elle presser les hommes d'enrichir leur patrimoine commun de cette découverte très simple, à savoir que la guerre est le moyen le plus barbare et le plus inefficace de régler les conflits. »

On le voit bien le centre de cette citation montre que le pape insiste plus sur le « avant la guerre » que le « pendant la guerre ». Il faut à tout prix éviter la guerre plus encore aujourd'hui qu'hier. L'implication des civils qui payent toujours le prix lourd, la puissance nouvelle des armes (nucléaire, bactériologique, mines antipersonnel qui continuent la guerre après la guerre, ... ), leur pouvoir de destruction sans discrimination, obligent à oeuvrer plus encore qu'avant à rechercher la paix.

Par ailleurs, le coût des armements, ajoute au scandale. Il y a une véritable universalisation de la pensée à propos de la violence où l'on essaye de prendre en compte le plus d'éléments possibles : économique, écologique, politique, … Ainsi, les questions écologiques liées au nucléaire et au bactériologique ne sont pas sans influence sur l'usage de certaines armes. La maîtrise d'un conflit ne se joue pas seulement sur le terrain même du conflit. Tous ces arguments sont neufs.

 

B. CHEZ LES MORALISTES


Je voudrais ici m'inspirer d'un article de Christian Mellon qui s'intitule : « Que dire de la guerre juste" aujourd'hui ? » (7).

Il note que dans les récents discours du Magistère, le ton a beaucoup changé, l'usage du vocabulaire s'est nettement modifié, entre autres raisons à cause de l'apparition d'armes de hautes technologies (8) (et donc très chères) destinées à des destructions massives de populations civiles et militaires : voir l'usage massif d'armes conventionnelles comme les bombardements ou l'usage de l'arme nucléaire.
La désuétude de l'expression « guerre juste », même si elle ne signifie pas un abandon de la doctrine traditionnelle, traduit cependant un certain déplacement par rapport à la problématique ancienne. Quand un pape comme Jean XXIII rédige une encyclique entière sur la paix, Pacem in terris, sans employer une seule fois l'expression « guerre juste », ce n'est pas seulement parce qu'il la juge inadéquate pour désigner une doctrine qui, elle, n'aurait changé en rien. Personne ne s'y est trompé : ce n'est pas seulement l'expression « guerre juste » qui est absente de Pacem in terris, c'est la manière traditionnelle de poser la question. (9)

Ensuite il déploie sa problématique de la manière suivante :
D'une part le bilan de la mise en oeuvre de la doctrine traditionnelle de la guerre juste est impossible à faire. D'autre part, la problématique demeure sur le fond pertinente (on l'a vu dans les récents conflits car elle donnait des moyens d'analyse intéressants).

Il suggère sept propositions personnelles pour essayer de répondre à la question suivante « que dire aujourd'hui de la possibilité de « justifier » certains recours aux armes ?
On le verra, sa manière de penser la question de la violence entre états part d'un primat donné sur le « jus ad bellum » plus encore que sur le « jus in bello ».

Les 7 critères sont les suivants :


1. Construire la paix est une tâche prioritaire.
Il s'agit donc moins de lutter contre la guerre que de construire la paix. Autrement dit de passer du commandement négatif au commandement positif Eviter la guerre, c'est d'abord créer des conditions de paix durables.

En fait, aujourd'hui, on insiste aussi beaucoup pour que si guerre il y a, elle se déroule dans le cadre d'institutions internationales comme l'O.N.U. dont le propos premier est d'ailleurs d'éviter la guerre. Autrement dit, ce ne peut plus être un chef d'état tout seul qui peut engager son pays dans un tel drame. La guerre du golf, comme la guerre du Kosovo se déroulent dans le cadre de relations internationales.

2. Congédier sans regret le concept de guerre juste.
En effet, la notion de guerre juste laisse entendre qu'il peut exister des guerres légitimes. Christian Mellon souhaite que l'on passe de la notion de légitimation à celle de limitation. Et de fait il a raison en ce sens que tout l'objectif de la théorie de la guerre juste vise à en réduire au plus possible les passages à l'acte.


3. Une interrogation éthique sur la guerre reste possible et nécessaire.
Il s'agit finalement pour lui de passer à la notion de guerre juste à celle de guerre justifiable.

 

4. Mener la recherche sur le registre d'une éthique séculière.
Pour les catholiques, l'enseignement sur les conditions de légitimation de la guerre relèvent surtout de la « loi naturelle ». Car dit il, « on aurait bien du mal à trouver un fondement spécifiquement biblique ou évangélique aux divers critères de la doctrine classique sur la guerre juste » (10).

 

5. Faire porter la réflexion sur les préparatifs militaires plus que sur les guerres en cours.
Comme le suggérait Jean Paul II : le coût des armements, la gestion des relations internationales, le maintien de pays pauvres dans la misère ou l'aide au développement sont autant de facteurs qui engendrent ou apaisent des conflits. Jean Paul II ira même dans un autre message du premier de l'an, celui 1991, « Si tu veux la paix, respecte la conscience de tout homme ». Brimer les consciences peut engendrer des violences, des guerres civiles.

 

6. Les changements de technologies ne rendent pas forcément obsolète la problématique classique.
Les critères de « l'ancien temps » sont toujours actuels. Ils fournissent une grille de lecture pertinente pour nombre de conflits.

 

7. Donner tout son sens au critère d'ultime recours.
Va t on jusqu'au bout du dernier recours ? Prend on le temps de tous les examiner ? d'en inventer d'autres ?

 

III. LA GUERRE NUCLEAIRE OU BIOLOGIQUE: DE NOUVELLES DONNEES POUR L’ETHIQUE.


Je n'ai pas l'intention de refaire le débat ici, mais je voudrais simplement faire remarquer que les conférences épiscopales américaines et françaises n'ont pas perçu le problème de la même façon. Que l'on appartienne à un pays qui a lancé la bombe ou à celui qui n'a que la bombe pour dissuader un éventuel agresseur; que l'on ait les moyens de réaliser des expériences nucléaires en laboratoire plutôt que sous terre, ... tout cela modifie considérablement les données et la réflexion éthique. Cette remarque nous montre qu'en fait il n'y a pas d'éthique particulière sans une grande compétence par rapport au domaine dont on parle.
Pour la conférence épiscopale française, la dissuasion nucléaire est de l'ordre du possible tandis que pour la conférence épiscopale américaine, elle est moralement illicite.
On constate ici une pluralité d'éthiques.

 

Conclusion


On peut constater ici que depuis un siècle, l'éthique de la violence entre les états s'est modifié. Il y a donc une évolution de cette éthique particulière mais aussi une pluralité des éthiques à propos de ce sujet.
Ceux qui ont vu le film "Minority report" avec Tom Cruise ont compris qu'une des absurdités dénoncées par le film était qu'en définitve le système mis en place permettait d'éviter des meurtres mais que l'on condamnait néanmoins des personnes pour des meurtres qu'elles n'avaient pas commis. Une guerre de prévention relève-t-elle de ce genre d'analyse ?

 

© Bruno Feillet.

 

Notes

1. Cf. Ep. ad Marcel. Cxxxviii , contra Faust xxii 70 75.
2. St Thomas d'Aquin, Il Ilae S.T. Q 40.
3. Lucien FABRE, Jeanne D'Arc, Ed. Jules Tallendier, Paris, 1978, p.235.
4. Lucien FABRE, Jeanne D'Arc, Ed. Jules Tallendier, Paris, 1978, p.211.
5. Lucien FABRE, Jeanne D'Arc, Ed. Jules Tallendier, Paris, 1978, p.254.
6. Cf. « Jules Il », Dictionnaire historique de la papauté, Arthème Fayard, Paris 1994.
7. Christian MELLON, « Que dire de la "guerre juste" aujourd'hui ? », Actualiser la morale, Cerf, Paris, 1992, pp. 197 214.
8. Ne pas oublier que l'évolution de l'armement est telle qu'aujourd'hui la technologie permet d'éviter des bombardements « tapis »au profit de bombardement très précis ; L'évolution du vocabulaire est à ce titre intéressante : frappe chirurgicale, guerre propre, effets collatéraux … Or, il n'existe que des guerres sales.
9. Christian MELLON, p. 198.
10. Christian MELLON, p. 209