Forces et fragilités du couple

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INTRODUCTION

Lorsque j’ai lu le courrier qui me demandait cette intervention, il y avait beaucoup de questions qui traduisaient d’une part un constat de difficultés et d’autre part des incertitudes quant à l’attitude à tenir face à ces difficultés nombreuses et variées que rencontrent aujourd’hui les couples et les familles dans la société actuelle française. « On ne peut pas accepter tout et n’importe quoi ! ». Au milieu des diverses conduites qui ont une place, plus ou moins officielles d’ailleurs, dans notre société française, vient une question : « La foi au Christ propose-t-elle des points de repère, aide-t-elle à faire des choix ».

Pour le dire à ma manière, les comportements sont si variés qu’ils mettent en crise le comportement des couples chrétiens. Notre moralité est mise en crise par le surgissement d’autres moralités. Si tout bouge, si tout est flou, instable, comment construire une vie de couple stable même habitée par la foi chrétienne ?


Il me semble que pour répondre à ces questions, il convient de réaliser plusieurs clarifications. En particulier, il faut mettre de l’ordre dans les désordres que nous connaissons, auxquels nous sommes affrontés car ils ne sont pas tous de même nature. Ensuite, il importe de ne pas trop fantasmer sur les problèmes. Quels sont-ils exactement, comment peut-on les évaluer ? Bref ! il s’agit de faire un diagnostique précis. Les peurs et les naïvetés n’aident pas, en général, à aborder le réel avec efficacité. Dans un troisième temps, il nous faudra regarder courageusement le Christ qui, lui aussi, lui tout particulièrement a vécu une fidélité exemplaire dans un monde en pleine mutation, en pleins troubles politiques et sociaux et religieux.

 

I. De l’ordre dans les désordres.

Les désordres auxquels nous sommes confrontés, les uns et les autres, sont de nature très différentes. Il y en a qui sont conjoncturels dont on ne maîtrise pas toujours l’avènement mais qui mérite parfois d’être pris à bras le corps par l’action politique pour d’éventuelles modifications. Il en est d’autres qui sont structurels à la nature humaine et qui à ce titre ne pourront jamais être éliminés mais seulement accompagnés.

 

 

A. Désordres conjoncturels

Aujourd’hui, tout semble possible : Les repères tellement nombreux que l’on ne sait plus les hiérarchiser.

La disparition de la stabilité de l’emploi engendre des fragilités particulières : lorsque la famille doit déménager. Lorsqu’il y a un chômage ; lorsque l’un des deux doit perdre son emploi pour suivre l’autre, (c’est souvent l’épouse). Lorsque l’un doit travailler loin de sa famille pendant de longues périodes, ce qui n’est ni facile pour le couple, ni pour les enfants (marins, plates-formes pétrolières, ...). Les couples ont besoin de stabilité. Cette mobilité permanente qui leur est imposée à eux-mêmes et aussi à leur entourage n’encourage pas l’engagement et à tout le moins le fragilise.

La tyrannie du plaisir : Le plaisir comme une exigence normative. L’ouvrage de Jean-Claude Guillebaud est à ce titre tout à fait significatif. Cela n’a pas toujours été le cas. Mais aujourd’hui, l’influence de Wilhelm Reich est encore forte. Bien des couples souffrent de ne pas savoir prendre du recul par rapport à cette mode et n’arrivent à construire librement leur propre chemin.
On constate aussi dans la société française une lame de fond qui vise à dissocier la conjugalité de la parentalité. En termes simples il s’agit de renvoyer la relation de couple dans le domaine purement privé (que ces relations soient homosexuelles ou hétérosexuelles). Le Pacs est une étape vers le libéralisme radical que prône François de Singly. En revanche, le rôle de surveillance de l’état sur les enfants, leur éducation, leur santé morale et psychologique s’est considérablement accru. On peut divorcer de son conjoint comme on le voudra, on ne peut abandonner son enfant. Or le bon sens le plus élémentaire invite tout de même à se poser la question si le premier bien que l’on puisse faire aux enfants, n’est pas qu’il soit tout de même élevé par ses propres parents de sexes opposés.
Quelques marqueurs de l’affaiblissement de la famille en France : le taux de divorce augmente ; le taux de naissance hors mariage augmente ; l’âge moyen de nuptialité augmente.
La diminution du nombre des croyants engendre automatiquement une diminution du nombre des familles chrétiennes. Ce n’est pas toujours facile à vivre de se retrouver moins nombreux parce que l’on a l’impression que nos valeurs se perdent.
Enfin, nous faisons l’expérience parmi bien d’autres choses que l’homme est pécheur. Cette expérience nous la réalisons lorsque nous sommes agressés par d’autres, mais nous faisons aussi l’expérience concrète du péché lorsque nous en sommes partie prenante.
Toutes ces remarques, que nous pourrions augmenter à volonté, attestent que l’environnement n’est pas très favorable aux couples qui souhaitent se marier et construire une vie de famille la plus stable possible.

 

 

 

 

B. Désordres structurels

L’homme est un être fragile. Il fait constamment l’expérience d’une insatisfaction, d’une incomplétude. Être de désirs toujours renaissants, l’homme vit parfois comme une souffrance ces insatisfactions.

L’homme est fragile, parce qu’il n’est pas le maître et ne le sera jamais complètement de son environnement social.
L’homme est fragile parce que la terre tremble, parce qu’il peut tomber malade, parce qu’il peut mourir.
L’homme est fragile parce qu’il sait que le mal et le péché sont autour de lui dans l’humanité. Et l’on comprend combien tous ces désordres, quels qu’ils soient, engendrent chez les couples des points de fragilité, ou les accentuent, ou les réveillent, ou encore les manifestent.
Rêver d’un monde sans faille, c’est encore rêver du paradis perdu ou faire le rêve d’Adam et Eve : pouvoir devenir comme des dieux en brisant l’interdit, la loi de Dieu . La chute fut d’autant plus lourde que le rêve était haut. Ils virent qu’ils étaient nus, c’est-à-dire qu’ils virent qu’ils étaient faibles, sans forces, fragiles.

Ce que la Bible décrit si bien, la psychanalyse le montre aussi par ses propres méthodes. Le voeu de toute puissance est intime à toute personne. C’est le voeu de la plénitude originaire avec la mère. Plénitude de la confusion originaire mais qui très vite va être barrée, brisée par la loi du père. Cette première faille, qui est la condition sine qua non de l’acquisition de sa personnalité, de pouvoir dire « je », un « je » distinct de celui de sa mère, cette faille est comme une blessure. Toute notre vie nous cherchons à la combler ou à l’oublier. En fait, il convient de l’assumer. Il n’y a pas d’humanité sans consentement au moins intérieur à ce manque surgi de l’interdit paternel.

Chez des couples trop jeunes, il n’est pas rare de constater que la quête du couple est de combler ces manques, ces fragilités par la présence de l’autre. Les psychologues disent souvent qu’au début, on est amoureux de l’image que l’on a rêvée. Puis l’expérience du réel venant, on s’aperçoit que les retrouvailles ne pourront jamais combler totalement les manques que l’on éprouve. Ce deuil de la plénitude est toujours à faire. Les couples où l’un au moins des partenaires n’a pas réussi à faire ce deuil, sont des couples particulièrement fragiles.

La mort, enfin, est sans doute l’expérience la plus radicale de notre faiblesse. Nul n’y échappe. Le temps joue pour elle. Découvrir, accepter d’être mortel n’est pas une petite expérience.

Ces trois remarques visent donc à montrer qu’il y a effectivement au coeur de notre humanité l’expérience d’une incomplétude que l’on peut justifier d’une manière ou d’une autre, religieusement ou psychologiquement, mais vouloir la nier ou la supprimer relève d’une entreprise de déshumanisation.


Nous sommes fragiles, les couples sont fragiles, oui. On peut le regretter mais cette fragilité est dans le même temps la condition de possibilité absolument nécessaire de toute relation humaine, de toute vie de couple. En effet, si nous étions, une plénitude, nous n’aurions nul besoin de rencontrer l’autre, il n’y aurait nul famille, nul expérience de l’amour, nul couple. Bref, ce que nous éprouvons comme une fragilité et un obstacle est dans le même temps la chance de notre vie. Sans cela, nous ne pourrions connaître la joie des unions, du travail ensemble, du don de soi et plus encore de l’incroyable accueil qui m’est réservé alors même que je me connais et que je suis connu comme un être fragile. Comme le disais une ancienne étudiante parlant de son fiancé : « Il m’arrive de me dire : Mince, il m’aime ! » Remarque qui laisse entendre quelque chose de l’ordre du miracle non mérité dont la force même réside dans l’absence de mérites, dans la fragilité.

 


II. Un peu d’objectivité.

A. Quelques statistiques

1. Le divorce

Le divorce est une réalité très curieuse du point de vue des statistique. Communément, nous avons retenu qu’il y a en France un divorce sur trois mariages ; Qu’en est-il exactement ,

Selon l’INSEE, il y a au moins trois modes du calcul du taux de divorce :

Le taux brut de divorces prononcés pour mille habitants est passé de 1.06 % en 1975 à 2.05 % en 1995.
Le taux de divorces prononcés pour mille couples mariés est passé de 4.45 % en 1975 à 9.65 % en 1995.
Le taux de divorces prononcés pour cent mariages est passé de 14.36 % en 1975 à 46.80 % en 1995.
Il faut enfin savoir que c’est dans la 4° année qui suit le mariage que le nombre de divorces est le plus important. C’est une constante depuis 15 ans.
Ce qui laisse entendre vu le délai des procédures que ce sommet est atteint pour des couples dont le mariage se désagrègent dans la deuxième année et se séparent dans la troisième année pour un divorce au cours de la quatrième année.

Les raisons du divorce sont bien sûr nombreuses, complexes et propres à l’histoire de chaque couple. Il est possible d’envisager parmi toutes les causes possibles des divorces précoces une faiblesse initiale au niveau du projet de mariage qui relèverait plutôt d’un contrat-association (les deux parties cherchant un intérêt commun, essentiellement affectif). Lorsque le contrat n’est plus rempli, on se sépare. Il faudrait pouvoir bâtir un projet de mariage en vérifiant que les couples s’unissent aussi et peut-être principalement sur la base d’un engagement personnel qui, par essence, ne porte pas d’abord sur un bien à acquérir, fut-il affectif, mais sur sa propre personne au service d’une autre. Je ne développe pas mais il me semble que c’est aussi dans cette direction qu’il faudrait creuser. Comme l’écrit Xavier Lacroix dans son ouvrage Les mirages de l’amour, « l’amour peut-il être le seul fondement d’un couple et a fortiori de la famille ? Le seul support de la durée ? Peut-il être à la fois énergie, fondement et finalité des liens ? »

 

 

 

2. Le taux de naissance hors mariage.

Il est intéressant de noter que le nombre de naissances hors mariage augmente régulièrement depuis plus de 20 ans. Nous sommes passés de 8.5 % en 75 à 36.1 % en 1995. Et je crois que cela a augmenté. Cela montre que pour des raisons diverses, les couples n’attendent pas de se marier pour avoir un enfant.

 

  

3. Taux de chômage

Dans notre société française, l’évolution du taux de chômage a une influence considérable sur la vie des familles. Mais l’influence ne se porte pas là où on pourrait le penser, à savoir sur le taux de divorces.

En France, le taux de chômage est passé de 1.40 % en 1960 à 12.40 % en 1997. Avec une croissance importante et continue entre 1975 et 1987. Régression puis remontée ensuite.

 

 

4. Le chômage ne joue que pour une faible part dans les divorces

Une étude assez précise de l’INSEE montre qu’en fait, le chômage n’influe pas beaucoup sur les mariages. Et très peu lorsqu’il s’agit du chômage de l’épouse. Nicolas Herpin qui a rédigé le rapport de l’enquête Suivi des chômeurs estime que « parmi les inscrits à l’ANPE, on peut estimer à 4 % la proportion annuelle des couples qui se dissolvent ». Mais il constate que « dégradation des ressources et dissolution du mariage vont souvent de pair ».

 

5. Le nombre de mariages et le chômage.

Beaucoup plus intéressant à étudier est la conséquence du chômage sur l’acquisition du statut de personne mariée devant monsieur le Maire. Les enquêtes montrent avec éloquence que lorsque l’on est en période de plein emploi, le nombre de mariage baisse pour des raisons de crise de valeur. Mais en période de chômage, et une période aussi lourde que celle que nous connaissons depuis 1975, le chômage est le facteur principal du retard d’une décision au mariage. C’est tellement vrai que lorsque le chômage a commencé à baisser en 1987-1988, la courbe de mariage a commencé à remonter. Et lorsqu’en 90-91 le chômage a remonté, le mariage est reparti à la baisse.

 

6. Mariage et fiscalité.

Cette question n’est pas innocente. En effet, savez-vous que l’amendement « de Courson » qui a été voté en 1995 qui rééquilibrait la fiscalité entre couple concubins considérés comme deux foyers monoparentaux et les couples mariés, cet amendement disais-je a fait grimper le taux de nuptialité de 10% en un an. C’est considérable. Nous sommes passés de 254 651 mariages à 279690.

 

7. La chute des mariages n’est pas d’abord liée à une chute des valeurs.

Les conséquences de ces remarques sont assez simples. Contrairement à ce que disent les tenants du Pacs, par exemple, la chute du nombre des mariages n’est pas due d’abord à une chute des valeurs et de la confiance envers l’institution du mariage. Elle est essentiellement due à un problème économique. Et je dirais même que l’on peut sentir le respect, le trop grand respect même ou une survalorisation de l’institution du mariage chez nos concitoyens puisque, nous le savons, non seulement ils en attendent beaucoup et sans doute trop, mais en plus ils souhaitent mettre le plus de sécurités de leur côté pour s’engager l’un envers l’autre.

Ni l’état, ni l’Eglise ne font obligation aux époux d’avoir un métier pour se marier.
Les membres d’un couple n’attendent pas pour vivre ensemble et pour avoir des enfants. En revanche ils exigent beaucoup pour se marier. Cela signifie qu’ils ont l’impression que la société, l’entourage n’est pas favorable à la solidité de leur ménage. Si l’on regarde des entreprises comme le Pacs, je pense qu’ils ont raison. Ils vivent une à la fois une telle attente et une telle crainte d’échec que la décision de se marier est souvent repoussée à des jours meilleurs. Ils ont peut-être l’impression qu’ils vont devoir essentiellement compter sur leur propres forces.

Avant, la société portait les mariages. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Il me semble donc possible de comprendre la chute des mariages et l’augmentation des divorces comme le signe que les couples sont aussi plus livrés à eux-mêmes.

 

 

8. La famille comme lieu de résistance aux inconvénients des grandes mobilité

Et pourtant la famille élargie est un lieu de résistance et de solidité face aux grandes mobilités. Un sociologue américain, M. Parsons, avait prédit au cours des années 50 la nucléarisation de la famille justement à cause de la mobilité des foyers pour chercher du travail et de l’accroissement de la vie citadine. Or l’expérience montre qu’il n’en est rien ; au contraire, plus la situation est précaire et plus la famille devient le port d’attache, lieu de solidarité affective mais aussi économique.

Autrement dit, dans notre société, il y a des conditions réelles de fragilisation des familles, mais ces familles résistent pas si mal que ça.

 

 

 

B. Le sens de l’histoire


Hier et surtout avant hier n’était pas forcément pire. Les années 1950-1970 sont considérées par les sociologues de la famille comme un « âge d’or de la famille ». Car en réalité, il n’y a sans doute eu que rarement des périodes aussi stable, avec une croissance économique forte, un taux de natalité de 2.3 points pendant près de 25 ans le fameux baby-boom). C’est une période atypique de notre histoire.

A. Burguière montre qu’il existait du concubinage notoire au XVIII° et XIX° siècle dans l’arc alpin et dans les pays scandinaves dont l’importance pouvait se percevoir à travers le taux de naissance illégitime qui pouvait aller jusqu’à 80 % des naissances comme en Carinthie. Ce taux de naissances illégitimes n’est en fait pas dû à la seule pratique laxiste de certaines époques ou de certaines régions européennes.

En fait, « l’illégitimité est aggravée dans certains états par une législation qui interdit pratiquement le mariage aux pauvres ». « La pauvreté était la raison principale qui poussait les couples à se dispenser des formes légales, mais non la seule. La situation d’immigré, coupé de sa communauté d’origine, dépourvu de statut social et de domicile fixe, incitait également à vivre à l’écart des lois ».

Les études de Kaplan citées par André Burguière montrent qu’en « 1770, un rapport de police mentionne à Paris ‘un grand nombre de ménages de gens pauvres qui n’avaient pas été conjoints à l’Eglise’. La réaction des autorités fut d’imposer aux paroisses le mariage gratuit pour les indigents. »

Pour remonter le temps, sachez par exemple au XVIII° siècle dans la ville de Rennes un enfant sur quatre était conçu avant ou en dehors du mariage. En 1880, un médecin parisien tempêtait déjà : « Il est rare de trouver, dans l’état de nos moeurs actuelles, des garçons qui soient restés vierges passé dix-sept ou dix-huit ans ».

Sachez encore que l’on trouve dans les premiers siècles du christianisme des homélies qui réclament de la prudence lors des fêtes de mariage afin que les vierges ne soient pas entraînées à commettre l’irréparable. Il en est de même pour les jeunes hommes qui sont exhortés à le demeurer aussi : « Tu cherches une fille intacte ? Sois-le toi-même ! ». C’est ainsi que s’exprimait Jonas d’Orléans au début du IX° siècle. De telles expressions supposent bien sûr que ce n’était pas toujours le cas.


En conclusion, pas de panique. Les conditions de vie des familles d’aujourd’hui ne sont pas très faciles, mais elles ne sont pas pire que celles de nos ancêtres des siècles passés. Elles sont différentes sans doute. Ce qui change surtout, c’est le fait que l’on en parle. Et nous trouvons sur la place public des images, des reportages, des interviews, des émissions sur des pratiques minoritaires qui sont hors de proportions avec le temps qu’on leur accorde. Il me semble que cette nouveauté est particulièrement déstabilisante.

Je veux simplement pour preuve un élément du rapport Spira. Portant sur 20 000 enquêtes, il s’est intéressé à la pratique sexuelle des français. Il note en particulier qu’en 1992, l’âge moyen du premier rapport sexuel n’avait pas bougé depuis 20 ans ! 17,3 ans pour les garçons, 18,1 ans pour les filles. Mais on en parle beaucoup plus. C’est cela surtout qui a changé.

 

 

 

III. La foi au Christ, un roc pour les couples et les familles.


Il est temps, maintenant d’aborder la troisième partie de cette intervention pour voir en quoi la foi au Christ peut aider les couples et les familles à vivre dans ce temps qui est le nôtre et dont on ne peut s’évader.

Souvenons-nous des deux types de faiblesses qui ont été évoquées dans la première partie : Les faiblesses structurelles liées à la nature humaine ; les faiblesses conjoncturelles sur lesquelles nous pouvons éventuellement agir.

 


A. Forces et fragilités des couples chrétiens.


Avant de porter notre regard sur le Christ, je vous propose d’entendre quelques éléments d’un livre de Françoise Sand : Le couple au risque de la durée. Il y a un chapitre intitulé : Forces et fragilités des couples chrétiens. C’est en plein notre sujet.

Je me permets d’en résumer idées essentielles.

Du côté des forces, F. Sand note une capacité au pardon ; une humilité qui facilite les relations ; une foi qui rend clairvoyant et aide au discernement (pourrais-je construire avec telle personne un projet durable ?) ; ils accueillent d’avantage d’enfants ; ils en adoptent ; ils ne baissent pas facilement les bras ; bref ! les chrétiens semblent mieux armés pour aborder les difficultés de la vie de couple, car ils peuvent dédramatiser plus facilement.

Mais le problème des chrétiens, poursuit-elle, vient parfois de leur conscience éclairée. Ils perçoivent bien ce qu’ils devraient faire, ce à quoi ils sont appelés et éprouvent douloureusement leur incapacité à y parvenir. Les échecs sont parfois vécus plus péniblement que les attentes et la préparation étaient d’autant plus forts. Ca se comprend.


Il me semble que sur ce terrain des déceptions, les chrétiens ont aussi des ressources. L’expérience de la foi leur atteste que face à un échec, l’ouverture d’un avenir est toujours possible. Le Christ lui-même, via le choix délibéré du renoncement à sa propre justice au profit de la vie des hommes, n’a-t-il pas ouvert une voie de salut non seulement pour l’éternité mais déjà entre nous à travers l’expérience du pardon mutuel qui est comme un avant goût de la résurrection.

Enfin, il faudrait rappeler toute la pertinence de la loi de gradualité. Pour la redire brièvement, elle consiste non pas à brader les commandements de Dieu en disant qu’ils sont impossibles à vivre mais d’abord à faire l’effort d’en reconnaître la profondeur et la pertinence. Ensuite, sans jamais céder sur la loi elle-même, mettre son radar intérieur en route et ne plus jamais l’éteindre pour chercher par quel chemin, par quels étapes je vais pouvoir atteindre le but auquel Dieu me convie. Enfin, si pour l’instant je ne suis pas à même de faire des progrès, que je demeure en paix pourvu que je garde ce radar ouvert, attentif à la moindre opportunité de progrès qui se présentera à moi. La loi de gradualité a été mise en place à la suite de la publication d’Humanae vitae. Mais elle vaut pour tous les éléments de la vie quotidienne : rapport à l’argent, aux loisirs, les points d’efforts.

Le cardinal Lustiger montre bien dans son article que de même il y a une progression dans la conversion au Christ, de même il y a une progression dans la vie morale. La loi de gradualité n’est pas à confondre avec une expression graduelle de quelque loi que ce soit. Il ne s’agit pas de tomber dans le laxisme. On voit bien que Jésus, malgré les limites, les lourdeurs et les incompréhensions de ses disciples n’en rabaisse pas sur les exigences : « celui qui m’aime qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ». C’est cet appel qui révèle par là même, non pas un Dieu sadique qui placerait une barre trop haut, mais bien les capacités du coeur de l’homme que nous n’avions même pas oser imaginer. En fait, cette loi de gradualité est exigeante car elle suppose que nous gardions une veille intérieure, un radar actif pour détecter les bouts de chemins possibles pour qu’en chacun s’accomplisse toute la loi de Dieu. Cependant, cette loi de gradualité n’est pas culpabilisante car elle permet de mesurer la profondeur d’une vie humaine non pas à l’accomplissement des commandements de Dieu mais bien au choix intérieur, au désir de l’accomplir, à la veille patiente, à la vigilance que mettons en oeuvre à vouloir accueillir dans notre vie les commandements de Dieu et aux efforts que nous ferons pour parcourir les étapes qui nous seront apparues accessibles.

La loi de gradualité est simultanément libérante car elle tient compte de notre humanité historique, capable de progrès et elle est exigeante car elle ne cède en rien sur l’appel du Christ.

 

 

B. Trois évangiles, trois faiblesses, trois forces.

Prenons maintenant le temps de regarder le Christ, d’entendre sa parole. Les trois évangiles que je voudraient commenter ici sont choisis parce qu’ils témoignent de la façon dont le Christ à affronté les deux types de faiblesses évoquées plus haut : faiblesse conjoncturelle et faiblesse structurelle. Le troisième évangile, quant à lui montrera comment le Christ aide chacun à affronter ses faiblesses par une confiance renouvelée.

La force du Christ est bien souvent ailleurs que nous le croyons. Ce qui nous rend forts, c’est aussi sa confiance.

 

 

 

1. Les tentations au désert.

Jésus qui résiste aux tentations. Séparation de l’humanité et de la divinité ; tentations qui portent sur les fragilités structurelles de l’homme. Les tentations du Christ représentent à mes yeux l’anti-péché originel. Pour la première fois, un homme choisit délibérément l’humanité et ses limites contre le désir d’être « comme des dieux » alors même que comme fils de Dieu il avait la possibilité de ne pas jouer le jeu de l’humanité.

A la limite, pour Adam et Eve, cela avait été trop facile. Il avait suffi d’une seule petite tentation pour que Satan les fassent tomber. Devant jésus, peut-être s’est-il dit qu’il jouait sur du velours. En effet, il n’a même plus besoin de lui faire miroiter qu’il sera comme Dieu, Jésus est Dieu. Toute sa tentation consiste à séparer l’humanité de la divinité. Au fond à faire dire à Jésus que l’humanité avec ses faiblesses structurelles, ses limites ne vaut pas le coup d’être vécue. « Change donc ces pierres en pain et n’en parlons plus ». Mais Jésus choisit d’honorer l’humanité et de lui être fidèle et par là de lui révéler que ses limites peuvent être le lieu de l’illimité, de la grâce et du salut.

 

 

 

 

2. Bâtir sa maison sur le roc.

Je choisis cet évangile parce qu’il fait partie du lectionnaire de la célébration des mariages, parce qu’il est souvent choisi par les fiancés et parce que vous m’avez demandé en quoi la foi au Christ peut aider. Vous le verrez, la réponse est paradoxale, inattendue même.


Commençons par une thèse qui risque de vous surprendre : nous allons au péché parce que nous avons peur mourir, c’est-à-dire que nous avons peur de la faiblesse la plus structurelle de notre humanité : la mort. Mais nous allons aussi au péché parce que nous n’avons pas la foi.

Qu’est-ce que cela a à voir avec cet évangile ? C’est l’entreprise de cette homélie que de montrer en quoi le christ lutte contre les fragilités conjoncturelles et en particulier la plus dramatique et tragique d’entre elles : le péché.

Cet évangile conclue ce qu’il est convenu d’appeler le Sermon sur la Montagne. Ce sermon qui occupe les chapitres 5 à 7 de l’évangile de Matthieu. Jésus nous dit que « Tout homme qui écoute ce que je vous dis là et le met en pratique, est comparable à un homme prévoyant qui a bâti sa maison sur le roc. »

Que vient de dire Jésus. Quelques citations vont nous aider à raviver notre mémoire :

Heureux les coeurs de pauvres, le Royaume des cieux est à
Heureux les persécutés pour la justice, le Royaume des cieux est à eux.
Quiconque déclare son frère imbécile en répondra au tribunal.
Qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son coeur.
Aimez vos ennemis car votre Père qui est dans les cieux fait lever son soleil sur les bons et les méchants.
Priez, jeûnez, et faites l’aumône dans le secret.
On ne peut servir deux maîtres : Dieu et l’argent.
Celui qui écoute mes paroles et les met en pratique a bâti sa maison sur le roc, dit Jésus, et les vents et les tempêtes ne l’emporteront pas sur elle.
Jésus est pour ainsi dire la parole en acte de Dieu sur terre. Ce qu’il dit, il le fait et il le fait parfaitement. Or si nous regardons attentivement sa vie, ce qui saute aux yeux à première vue, c’est qu’il a été emporté par le vent, la tempête et les torrents de boue du péché et de la haine des hommes. Apparemment, ce n’est pas lui qui a tué la haine comme le dit St Paul, mais bien la haine qui a tué le Christ. Voilà où mène l’amour des ennemis. La maison du Christ était-elle si solide ?


Lorsque nous prenons le temps de contempler le Christ et sa passion, que voyons-nous ? Nous voyons Jésus résister au péché comme aucun d’entre nous ne l’a jamais fait.

Pour la première et unique fois dans l’histoire de l’humanité, un homme auquel Dieu s’est uni depuis toujours dans le mystère de l’incarnation, un homme n’a jamais donné prise au péché. Pas la moindre parcelle de son coeur n’a consenti au mal, au mensonge et à la haine.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, Satan n’a pas pu faire d’un homme son complice dans la révolte contre Dieu.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le mal n’a pas trouvé de quoi se nourrir et rebondir dans le coeur d’un homme. Pour reprendre l’image d’un ballon qui rebondit, ici le ballon n’a pas rebondi. Toute l’énergie a été absorbée en une seule fois et radicalement. St Paul avait bien raison : la haine est morte ne s’être pas reproduite.
Il fallait être solide comme du roc et un roc bien spécial pour résister à une telle épreuve, à une telle tentation. Tentation que l’on pourrait résumer de la sorte : Pèche ou meurs et si tu meurs, ta mort deviendra le signe que tu as péché. Et croyons bien que si Satan avait pu faire plus pour emporter Jésus dans sa lutte contre Dieu, il l’aurait fait. Or résister au mal, c’est épuisant. Déjà pour nous, la médisance, la haine la méchanceté, nous le savons peuvent détruire une vie. Combien plus pour le Christ. Et de fait il en est mort.

Mais désormais nous le comprenons, contre toutes les apparences, le Christ a été un roc qui a résisté à toutes les tempêtes du péché. Il n’a pas laissé emporter la seule chose qui comptait, l’amour de son Père et la fidélité à la mission qui lui était confiée : sauver l’humanité par la manifestation même de cet amour. Il n’a pas eu peur de la mort. Il a cru jusqu’au bout en son Père, cru jusque dans le renoncement à se sauver lui-même. Car Jésus ne se ressuscite pas mais il est ressuscité par son Père. Quelle confiance ! Quelle foi !


Nous pouvons maintenant retourner à notre parabole de la maison bâtie sur le roc. Ecouter le Christ et mettre sa parole en pratique est bien un roc, un roc qui peut affronter les pires turpitudes et fragilités de l’existence. Evidemment, la résistance du Christ au péché n’est pas très séduisante ; Sur la croix, il n’était pas beau. Mais quelle résurrection lui a accordé son Père.

Il me semble que lorsque les époux osent vivre des événements comme le pardon qui va jusqu’à ce renoncement à leur justice, ils ressortent de l’épreuve autrement solides. Un couple de mes amis m’écrivait : « C’est quand l’épreuve est passée que l’on est content de ne pas l’avoir fuie ». La figure du Christ peut encourager parcourir un tel chemin. La grâce de son Esprit, la grâce du sacrement du mariage peut aider à l’assouplissement des coeurs et par là même ouvrir l’avenir.

 

 

3. Pierre, m’aimes-tu ?

Jésus qui fait confiance à des hommes fragiles : cf. Pierre au bord du lac en Jn 21.

Lorsqu’il demande l’agapè, il entend Simon fils de Jonas répondre seulement un « je t’aime comme je peux », (philo). Alors la troisième fois, Jésus baisse d’un cran sa demande : « Simon fils de Jonas est-ce que tu m’aimes comme tu peux » (phileis). Et pour la troisième fois, quoique peiné, Simon ne peut répondre qu’un modeste « je t’aime comme je peux » (je te philo). Et c’est à cet homme faillible, fragile que Dieu confie son Eglise. Et l’histoire montre que cette confiance a permis à Pierre de dépasser ses faiblesses pour aller beaucoup plus loin, là où il n’aurait sans doute pas voulu aller spontanément, jusqu’au don de sa vie, jusqu’à l’agapè.

Jésus n’a pas eu peur de prendre nos fragilités sur lui ; Jésus n’a pas eu peur de confier l’avenir de son Eglise à des hommes fragiles. Nous sommes là pour en mesurer les fruits et la fécondité.

 

Conclusion

Vous l’avez vu, il y a deux approches de la faiblesse et des fragilités qui sont tissées parfois inextricablement dans la vie des hommes, des femmes et des familles d’aujourd’hui.

Il importe de les ordonner.

Il importe de ne pas avoir peur de nos limites, de notre finitude et je dirai même de notre péché pourvu que l’on veuille progresser et ne pas y demeurer. N’oublions pas que nous sommes des pèlerins, nous sommes en mouvements, nous accomplissons un voyage intérieur vers le Royaume de Dieu. La progression humaine et spirituelle fait partie de la démarche croyante.

Enfin, il faut se souvenir avec Paul que Dieu déploie sa puissance dans notre faiblesse. C’est parce que nous sommes fragiles que nous pouvons repérer tout ce qu’il fait en nous et par nous et que nous ne confondons pas son action avec nos oeuvres. Et si malgré tout cela nos faiblesses nous durent, alors recevons pour nous-mêmes avec la foi des pauvres de coeur ce que Dieu disait à Paul : « Ma grâce te suffit ». 2 Co 12,9.

 

©Bruno Feillet.


Bibliographie sommaire

EYT Pierre, « La "loi de gradualité" et la formation des consciences », Documents Episcopat N°17, décembre 1991.

JEAN-PAUL II, Familiaris consortio, 1981. (N° 9 et 34).

LUSTIGER Jean-Marie, « Gradualité et conversion », Documentation catholique N°1826, 21 mars 1982.

SAND Françoise, Le couple au risque de la durée, Entretiens avec Yves de Gentil-Baichis, Desclée de Brouwer, Paris, 1998.

YOU Alain, « La loi de gradualité et non pas la gradualité de la loi », Esprit et vie N°8, 21 février 19991.

YOU Alain, La loi de gradualité : une nouveauté en morale ?, Le sycomore, Paris, 1991.