IV. INTERPRETATION DES DONNEES

 


Rappelons que notre travail prend sa source dans un double constat : d’une part en face de la constatation unanime de la chute du taux de nuptialité nous avons constaté l’existence d’un discours justifiant cette chute par une chute des valeurs ; d’autre part le terrain de notre expérience pastorale nous confrontait à des couples responsables pour qui le mariage s’avérait inaccessible pour cause de précarité sociale.
La recherche théorique a montré que parmi les sociologies existantes en France, celle de Jean-Claude Kaufmann nous fournissait la possibilité de bâtir un concept d’habitude socialement incorporée ainsi que nous l’avons montré.
L’enquête a montré quant à elle qu’il existait bien tant au niveau statistique qu’au niveau des discours un lien profond entre l’expérience durable du chômage et le choix de prendre une date à la mairie pour se marier. L’enquête statistique a aussi révélé que la dépendance du taux de nuptialité à l’égard du taux de chômage apparaissait très forte (sans pour autant être exclusive) lorsque le taux de chômage est fort et durable, lorsque la crise économique bat son plein. La comparaison entre les périodes 1960-1974 et 1975-1995, a montré, en effet, que c’est uniquement sur notre période de référence concomitante à la crise économique que la corrélation est visible.
Une chose est de mettre à jour une loi sociologique, une autre est d’en fournir une interprétation pertinente. En effet, il y a toujours un risque de confondre la cause d’un phénomène et son explication. « Comme l’a montré Raymond Boudon, l’erreur n’est pas tant d’avoir cherché systématiquement à établir des lois, même s’il n’est pas une seule loi dans les sciences sociales qui puisse se prévaloir d’une validité universelle, mais d’avoir suggéré que ces lois pouvaient être considérées comme des explications » (94).
Les statisticiens ont une règle de prudence dans l’interprétation des corrélations : avant d’affirmer qu’un type de données dépend d’un autre, lorsqu’ils sont bien corrélés, il faut s’assurer aussi que les deux types de données ne dépendent pas l’un et l’autre d’un troisième facteur qui les feraient bouger simultanément. Le fait qu’il y ait pour la période 1975-1995 une corrélation extrêmement forte peut éventuellement suggérer l’existence d’un troisième facteur. Auquel cas, c’est ce troisième facteur qu’il faut trouver.
En prenant un peu de recul par rapport à notre travail, nous verrons que les indicateurs sociaux ne tirent pas tous dans le même sens.


A. LA CRISE ECONOMIQUE AJOUTE DE LA FRAGILITE AUX COUPLES.


La crise économique qui a été induite dans les pays occidentaux par la première puis la seconde crise du pétrole peut certainement expliquer l’accroissement du taux de chômage. Dans le même temps elle peut contribuer à diminuer la lisibilité de l’avenir, à perdre une certaine confiance en l’avenir, à insécuriser la population en générale et les couples en particulier. A côté de l’expérience du chômage, les couples font aussi la douloureuse expérience du divorce. Voyons ce qu’il en est plus précisément.


1. Le divorce


Depuis 1975, la France a vu le nombre de divorces plus que doubler. Le choix des statistiques dans ce domaine étant très « politique », nous présentons un tableau qui donne différentes approches d’une même réalité.


Tableau 5 : Différentes manières de faire des statistiques sur les divorces en France.

  A B C D E F G H
  Nombre de femmes mariées Nombre de mariages célébrés dans l’année Nombre de divorces prononcés dans l’année

Nombre
total de femmes divorcées
en France métropo-litaine

Nombre de mariage incluant
une femme divorcée
et
pourcen-tage par rapport au nombre
de mariages
Taux de divorce calculé
en comparant le nombre de femmes ayant eu un
divorce prononcé dans l’année avec le nombre
de femmes mariées
Taux de divorce calculé
en comparant le
nombre total
des
femmes ayant le statut légal de divorcée avec le nombre total de femmes mariées
Taux de divorce calculé
en comparant le nombre de divorces prononcés avec le nombre de mariage célébrés dans la même
année
1975 12 510 000 387 379 55 612 558 086 25 952
soit
6.7%
0.44% (C/A) 4.5%
(D/A)
14.4% (C/B)
1996 12 288 000 280 072 117 382 1 639 887 45 399
soit
16.2%
0.96% (C/A) 13.1% (D/A) 41.9% (C/B)
Evolu tion Légèrement baissé. Diminué d’un bon quart Doublé sur 22 ans Triplé
sur 22
ans
Un peu
plus que doublé
sur 22
ans.
Un peu plus que doublé sur 22 ans. Triplé
sur 22
ans
Triplé
sur 22
ans
 

Sources : INSEE.


Il serait trop long de commenter tout le tableau et ce n’est pas d’ailleurs notre sujet premier. Notons tout de même qu’en faisant le calcul sur l’année 1996 au lieu de le faire sur l’année 95 nous avons profité des 25 000 mariages supplémentaires qui ont par voie de conséquence fait baisser les taux. En 1995, la situation statistique apparaissait encore plus sérieuse.
L’expression la plus couramment répandue à propos du divorce est qu’aujourd’hui il y a un divorce sur trois mariages. Cela fait référence à une ancienne valeur de la colonne H de notre tableau. La répétition permanente de ce taux, alors que l’on pourrait en choisir un autre que l’INSEE calcule et présente dans les mêmes tableaux, montre, à notre avis, une certaine conscience de la fragilité du lien conjugal. Si l’on ajoute la situation dramatique du chômage et du chômage chez les jeunes susceptibles de se marier, on comprend que beaucoup ne veulent pas ajouter à une vie de couple fragilisée la difficulté de joindre les deux bouts.

 

2. Le chômage comme cause de séparation des couples ?


Jean-Claude Kaufmann s’est déjà exprimé sur la question de l’influence du chômage sur le couple déjà constitué : « Le chômage ne détruit pas ou peu le couple déjà institué (95) mais il interdit à la personne qui n’est pas déjà en couple d’en former un »(96) .
Selon Kaufmann, la perte du statut professionnel n’entraînerait pas ou peu la perte du statut matrimonial qu’il avait permis d’acquérir. L’enquête de N. Herpin (97)permet de vérifier cette affirmation. « Une fois franchi le cap de sa formation, l’existence et la vie du couple ne sont pas mis en cause par le chômage. Si le demandeur d’emploi appartient à un couple, son ménage n’est qu’exceptionnellement conduit à la dissolution. Quand les demandeurs d’emploi, âgés de 40 ans et moins en août 1986 sont en couple au moment de la première interrogation, 6 % sont devenus "personnes seules" ou "seuls adultes dans une famille monoparentale" à au moins l’unde des trois réintérrogations suivantes. Parmi les inscrits à l’ANPE, on peut donc estimer à 4 % la proportion annuelle des couples qui se dissolvent. »(98) Cette analyse suggère qu’en définitive une fois acquis, le statut matrimonial possède une réelle solidité et une grande autonomie à l’égard du statut professionnel. Cependant, il faut raison garder car si « 4% des couples se dissolvent » (couple ne veut pas nécessairement dire couple marié), il faut se souvenir qu’à peine 1% des couples mariés ont divorcé en France en 1996. Mais comparer des couples mariés avec tous les couples est assez délicat. Il nous semble quant à nous qu’en définitive, il faut affirmer que le chômage fragilise sûrement la vie conjugale. Si tous les couples étaient mariés on dirait qu’il multiplie par quatre le risque de divorce pour les couples mariés. La réalité est certainement inférieure mais comme il y a plus de couples mariés que de concubins, on peut imaginer que le chômage double au moins le risque de divorce.
En faut-il pour preuve ce graphique qui met en parallèle la courbe du taux de divortialité calculée selon le mode de la colonne H de notre tableau 4 et la courbe du taux de chômage. Nous avons bâti ce graphe avec une double échelle d’ordonnées pour mieux faire sentir combien l’interprétation de MM. Herpin et Kaufmann pourrait être plus que nuancée.


Graphe 17 : Comparaison entre le taux de divortialité et le taux de chômage entre 1975 et 1995.

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Sources : INSEE.


Le moins que l’on puisse dire est que le parallélisme des deux courbes est troublant. Il apparaît que le divorce semble aussi dépendre du chômage. Le calcul de R, coefficient de corrélation donne R = 0,992, ce qui est très élevé.

Graphe 18 : Courbe de régression linéaire entre le taux de chômage et le taux de divortialité pour la période 1975-1995.

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Sources : INSEE
L’équation de la droite est :Y = 3,96 - 0,788.

Nous n’insistons pas sur l’analyse de cette courbe. Il est clair qu’il y a là aussi une forte corrélation entre Le taux de chômage et le taux de corrélation. Cela montre en définitive avec toutes les autres analyses que nous avons faites que le chômage possède une grande influence sur la vie conjugale en France tant pour limiter l’accès au statut matrimonial que pour accompagner de près sinon causer les échecs conjugaux.
Avec ces deux remarques portant sur le nombre de divorces qui va croissant d’une part et la fragilisation (certes relative mais réelle) des couples qui sont touchés par le chômage, le lecteur comprendra que peu de couples voudront ajouter la fragilité à la fragilité.

Par ailleurs, nous savons que le terme de mariage décrit autant le processus de vie commune que l’événement qui lui a donné accès. Le rite du mariage a un coût qu’il ne faut pas ignorer.

 

3. Le rite : ses enjeux et son coût. 
 

Martine Segalen a publié récemment dans la collection 128 de Nathan un ouvrage à destination des étudiants sur le rite et les rituels contemporains (99). Ouvrage de vulgarisation des recherches, il permet de comprendre quelques enjeux essentiels du rite. On verra ensuite que si les rites n’ont jamais été si nombreux qu’aujourd’hui, ils ont un prix qui les rend parfois inaccessibles aux plus modestes de la population française.

 

a. Enjeux du rite


Nombreux sont les sociologues qui se sont attachés à décrire et analyser le phénomène social du rite. Diverses options ont été essayées depuis E. Durkheim jusqu’à nos jours en passant par M. Mauss, M. Douglas et A. Van Gennep.
Souvenons-nous qu’une première approche du rite s’est fait autour du sacré : le rite se vivrait dans la religion, permettrait de distinguer le profane du sacré, certains seraient positifs (fêtes) et d’autres négatifs (expiatoires), ils renforceraient par leur puissance symbolique le lien social. Les rites seraient avant tout « les moyens par lesquels le groupe social se réaffirme périodiquement » (100). Quoique souvent ambigu un rite recherche toujours une certaine efficacité et produit du sens. Cependant, l’abord du rite par le biais de la religion n’est sans doute pas celle qui peut le mieux nous aider à interpréter nos données.
Une autre approche déterminante fut celle de Van Gennep avec son concept de rites de passage. Le titre de l’ouvrage dans lequel il exposa en 1909 sa théorie est très suggestif : « Etude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons ». Le mariage fait partie de ces rites de passage qui rythme la vie personnelle et sociale au même titre que quelques autres. Le sens du rite ne se détermine pas d’abord par lui-même mais en fonction du contexte, de la séquence dans lequel il s’insère. Enfin, tout rituel peut se décomposer en trois stades : la séparation, la marge et l’agrégation. Chacun des stades ayant des poids relatifs divers selon le rite célébré.
Dans le cinquième chapitre de son livre, Martine Segalen traite explicitement du mariage. Elle constate à travers les études de Laurence Hérault qu’en définitive « le rituel serait plastique » (101). Ce concept de plasticité est tout à fait cohérent avec l’affirmation déjà citée de M. Segalen que l’institution du mariage est susceptible d’une formidable capacité d’adaptation. Ainsi donc il n’y a plus le rite mais des rites de mariages dont les stades supposent une grande largeur de vue. La cohabitation est comprise comme « le mariage qui commence avant le mariage » (102) . Ce qui laisse entendre que la cohabitation n’est pas forcément voulue pour elle-même mais qu’elle « aspire » plus ou moins consciemment à l’aboutissement que représente un mariage. Cette cohabitation pourrait être assimilée au premier des trois stades de Van Gennep, celui de la séparation. Une séparation qui s’étale dans le temps.
Plastiques, polysémiques les rites deviennent des analyseurs du (monde) contemporain. A travers l’étude des multiples formes qu’ils revêtent pour un même rite de passage, on peut comprendre sans doute bien des choses de nos contemporains et pas seulement sur leur volonté ou non de se marier. En définitive, dire la polysémie ou la plasticité, c’est aussi dire que le rite du mariage fait toujours partie de la vie sociale et que, probablement, il n’est pas prêt de disparaître. Il faut apprendre à le reconnaître dans d’autres formes mais aussi à admettre que son déploiement peut prendre plus de temps qu’auparavant.
Cette importance du rite fait écho, à notre sens, à la « hantise de la normalité » (103) dont parle J.-G. Lemaire. C’est l’avis d’un psychologue clinicien spécialiste en psychothérapie de couple. Toute la question est non seulement de savoir si se conformer à la norme est important mais aussi de savoir s’il existe une norme sur la forme de vie conjugale que doit prendre le couple. La norme peut, par exemple, s’exprimer ou se laisser entendre non seulement à propos du statut à acquérir mais aussi sur les conditions minima pour l’acquérir.

 

b. Cherté du rite
 

Les rites d’accession au statut matrimonial sont variés mais ils sont chers.
Au cours de l’été 99, la célébration de deux mariages a été l’occasion d’une petite enquête sur leur coût et leur financement. T. et S. dont nous avons déjà parlé et qui voulaient renoncer à leur mariage religieux en raison de la cherté du « prix » de la cérémonie religieuse (800,00 F) ont reconnu bien volontiers que, tout compris, les frais d’invitation, de vêtements, de repas, de photos, … s’étaient élevés à 30 000 F. Ces frais ont été plus ou moins répartis entre leur couple et les deux familles dont étaient issus les nouveaux époux. T. et S. avaient économisé pendant un an et tapé leurs cartons eux-mêmes.
O. et C. ont, eux aussi, dépensé 30 000 francs avec leur famille. Dans ce cas là beaucoup de choses ont également été réalisées de manière artisanale : costume du marié, cartons d’invitation, …
Ces deux couples sont vraiment modestes. Ils n’ont pu dépenser moins pour leur mariage. 30 000 francs, c’est beaucoup d’argent pour ceux qui comptent à la fin de chaque mois. Les remarques des membres du synode de Cambrai que nous avons citées plus haut sur le mariage difficilement accessible pour ceux qui n’ont pas de travail ou pas d’argent se comprennent d’autant mieux.
Le chômage est une cause déterminante de la diminution des rentrées d’argent. Sa durée moyenne ayant augmenté tout au long des deux dernières décennies, on comprend aisément que dans l’incapacité de lire l’avenir, vivant dans un contexte de fragilité économique les jeunes couples n’arrivent pas à réunir l’argent de la fête ou vivant chichement n’osent s’engager. « Tant que je suis intérimaire, je ne me marierai pas ! » affirmait F. qui cohabitait depuis 3 ans avec V. tout en ayant la ferme intention de se marier.

Toutes ces remarques autour des rites attestent de leur importance dans notre société française. La cherté des différents rites du mariage (invitations, célébrations, photos, repas, voyage) montre que nous avons dans la crise économique, dont le chômage est un indicateur fort, un véritable obstacle au mariage. Obstacle qui porte non sur la gestion quotidienne de la vie conjugale mais bien sur l’événement qui rend possible ce processus pour reprendre la distinction de François Héran. Tant que l’on n’a pas l’argent pour faire la fête comme tout le monde, on patientera.
L’obstacle ne porte pas en effet d’abord sur la gestion économique de la vie conjugale. En effet, la plupart des concubins arrivent à partager le même toit et le même lit dans un logement séparé de celui des parents. Ils ont suffisamment de ressources pour vivre : cela peut aller de la solidarité des parents et de la collectivité aux fruits de leur propre travail plus ou moins précaire. Enfin, ils mettent des enfants au monde, ce qui atteste à une époque où il est si facile de ne pas le faire d’une réelle volonté et d’un certain sens des responsabilités. Voyons cela d’un peu plus près.

 

B. LES CONCUBINS FONT DES ENFANTS


Ce n’est pas d’abord la vie de couple en tant que telle qui est reportée (ou refusée) mais bien la vie de mariage. En effet, il est de notoriété publique que les couples concubins sont très nombreux en France. Laurent Toulemon de l’INED estimait en 1996 « le nombre de personnes vivant en couple non marié à 4 millions parmi 30 millions de personnes en couple » (104) . Quoiqu’il en soit de la définition difficile d’un couple concubin leur nombre a cru de manière constante depuis plus de 20 ans. Par ailleurs, il faut ajouter à ce phénomène l’accroissement très important des naissances hors mariage et de la légitimation d’enfants lors des mariages. Il est à noter l’influence très importante des 25 000 mariages pour cause de fiscalité en 1996 sur le saut important des enfants légitimés entre 1995 et 1996 (+ 5,1% des enfants légitimés en un an).

Graphe 19
: Taux de naissance hors mariage et taux de mariage légitimant au moins un enfant.

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Sources : INSEE

L’existence de ces enfants à une époque où il y a tant de manières de ne pas en avoir, atteste qu’en définitive ces couples concubins ont une vie faite de projets et de responsabilités assumées malgré une vie « précarisée » par un accès difficile à l’emploi et à un emploi stable en particulier. L’emploi stable pour un français, c’est un Contrat à Durée Indéterminée. Or ces contrats vont sans doute diminuer de plus en plus au profit de Contrat à Durée Déterminée ou de contrats intérimaires. Si l’évolution des contrats de travail va vers une certaine « américanisation », où il existe une plus grande flexibilité, et où la notion de C.D.I. n’existe presque pas, il faudra sans doute beaucoup de temps, le temps d’un changement de mentalité, pour voir la pratique conjugale évoluer vers des noces appuyées sur des emplois moins solides qu’avant.

Bref, nous constatons d’une part une réelle fragilité du contexte de la conjugalité (divorces et chômage) mais d’autre part et dans le même temps le désir d’une famille demeure (concubinage et enfants). D’un côté on accède de moins en moins au mariage mais d’un autre on se comporte comme se comportaient les gens mariés il y a quelques décennies encore.
Ce sens de la responsabilité dans un contexte économique difficile montre qu’en définitive il y a de l’espérance (105) et du courage. C’est à notre sens un signe qu’il ne faut pas trop vite interpréter la chute du taux de nuptialité en terme d’abandon du mariage (comme processus) mais comme signe d’une patience entreprenante en attendant des jours meilleurs et les sous pour faire la fête.


Conclusion
 

Une première interprétation de l’ensemble de nos données peut donc être la suivante : La chute du taux de nuptialité est réelle et importante. Les causes sont nombreuses. La crise économique qui crée un chômage important et durable en est sans doute la principale. Simultanément le divorce croit de manière presque inexorable. Son évolution ajoute à une ambiance générale de fragilité. Par ailleurs, les couples concubins font des enfants, ce qui dénote une capacité de projets. C’est pourquoi il nous semble qu’il ne faut sans doute pas interpréter trop vite la chute du taux de nuptialité comme une chute des valeurs.
Il serait plus prudent d’affirmer qu’en définitive les français pensent que la sécurité de l’argent est une condition de réussite et de la célébration du mariage et de la viabilité du processus que l’on engage par cette cérémonie. Si comme le dit Martine Segalen le rite est bien un analyseur du (monde) contemporain, alors la chute du rite de la nuptialité manifeste l’extrême importance que prennent l’argent et la sécurité de l’emploi dans notre société. L’indicateur de la fiscalité nous l’a montré de manière positive puisqu’une meilleure fiscalité en faveur du mariage a permis près de 50 000 nouveaux mariages en deux ans. L’indicateur du chômage nous le montre en négatif, car plus il croit et moins il y a de mariages.

 

C. ETABLISSEMENT DE LA LOI SOCIOLOGIQUE
 

Nous avons montré tout au long de ces études qu’il existait une loi sociologique forte, comme une habitude incorporée au corps social français qui veut que l’on ne se marie que lorsque l’on a un emploi. C’est la conjoncture de la crise économique qui nous a permis de la mettre en évidence. En période de croissance et de plein emploi (période 1960-1974) l’observation de cette loi devient difficile car le poids du chômage devient faible par rapport à d’autres critères de décision.
Le chômage élevé et durable que nous connaissons en France est un peu comme la partie émergée de l’iceberg de notre objet d’étude. Il est certainement juste de dire qu’en période de crise économique il manifeste en creux une habitude socialement incorporée que l’on ne se marie qu’en ayant un emploi. En général, à plus de 95% un couple n’accède au statut matrimonial que si l’homme possède un emploi et le taux de chômage élevé et durable explique vraisemblablement plus de 90% de l’évolution du taux de nuptialité. Mais cette habitude en révèle une autre, qui est au fond la partie immergée de l’objet que nous observons.
Dire qu’il y a une habitude socialement incorporée, en écho au concept de Jean-Claude Kaufmann, c’est affirmer qu’au profond de la société française il y un habitus qui agit comme une injonction intérieure pour faire évoluer des comportements cohabitationnistes vers le mariage. De même que les discours des débuts de la vie de couple essayaient d’organiser les tâches ménagères selon une idéologie égalitaire mais qui devait céder la place à une pratique venue des profondeurs, de même les discours qui justifient les temps de cohabitation sont nombreux mais ils ne parviennent pas en général à faire tenir la cohabitation sur le long terme. Cette évolution vers le mariage est freinée pour les causes que l’on sait : insécurité financière, taux de divortialité élevé. J’interprète donc la chute du taux de nuptialité non pas comme un refus du rite, ni même comme un refus du statut matrimonial mais bien comme le symptôme d’une institution fragilisée sur plusieurs fronts et qui cherche à se garantir de l’échec en se donnant le maximum de sécurité. On ne s’accorde le droit d’accès à ce statut qu’après avoir sécurisé le plus possible sa vie conjugale. Autrement dit, les français, loin de se désintéresser de l’institution du mariage, y sont probablement très attachés. Mais pour le réussir ils en surdéterminent les conditions d’accès. Cette pratique n’a pourtant pas fait baisser le taux de divortialité qui est, comme on l’a vu plus haut (106), très sensible au chômage. Les causes de cet échec national sont certainement nombreuses. Mais n’y aurait-il pas un travail à faire pour montrer que la solidité d’un couple ne tient pas uniquement à la sécurité de l’emploi. Un peu comme pour un athlète de saut en hauteur, il faut choisir le bon pied d’appui pour le saut. Si l’on comprend l’importance du poids économique, ne peut-on pas suggérer que lorsque le couple a atteint une certaine viabilité économique, il peut prendre appui sur la qualité d’un projet conjugal pour se lancer dans la plénitude de la vie adulte ? A vrai dire, est-il possible concrètement de lutter contre une tendance aussi lourde que celle que nous avons constatée ? Cela supposerait un véritable changement de mentalité. C’est un travail de très longue haleine.
Il faut immédiatement dire que le chômage n’est pas l’unique cause de la chute du taux de nuptialité. Comme le rappelle Martine Segalen, les théories monocausales sont dangereuses. L’idéologie, a aussi une certaine influence. Mais il reste que la forte croissance du chômage lui vaut en période de crise d’être le facteur dominant. C’est pourquoi le discours ultra-libéral que tient François de Singly en matière de conjugalité est probablement très loin de la vie concrète de la majorité de nos concitoyens qui se débattent parfois dans des situations très difficiles.

Peut-on dire que la corrélation entre taux de chômage et taux de nuptialité au cours de la période 1975-1995 est due à une dépendance directe ou indirecte de la nuptialité à l’égard du chômage ? Nous dirions sans doute les deux. Il y a bien une influence directe dans le sens où c’est bien le chômage dans sa réalité concrète qui réduit les revenus, empêche d’économiser pour la fête et ajoute de la fragilité à la vie conjugale. La succession temporelle des événements est sûre. Mais le mariage est aussi fragilisé par ce qui cause le chômage : l’ambiance de crise économique qui touche en profondeur toute la société française, marque douloureusement la confiance et participe des causes du divorce. De manière plus ramassée, nous pensons que la chute du taux de nuptialité relève plus de l’évolution conjoncturelle que d’une modification structurelle des hommes et de la société. La désinstitutionnalisation (au sens juridique du terme) du mariage de cette fin de siècle est à prendre comme un moment de la grande histoire de cette institution. Elle a affronté d’autres difficultés en des temps plus anciens, il n’y a pas de raison qu’elle ne passe pas une crise comme celle-là.

Enfin, s’il fallait formuler une loi, nous dirions que lorsqu’une société connaît un brusque bouleversement social, il est plus que probable que l’institution familiale en pâtisse lourdement. Parmi les crises sociales il n’y a pas que le chômage. Il faut aussi ajouter les guerres, les exodes ruraux massifs, les déportations, … Les chrétiens qui ont célébré leur mariage à l’Eglise sont aussi sensibles à ce phénomène que l’ensemble de la société car ils en font partie pleinement. Cette partie de la population qui est inscrite dans un système de valeurs fortes ne résiste pas mieux que les autres sur ce terrain. La différence d’écart entre les deux s’accroît faiblement mais régulièrement chaque année pour deux raisons principales : le nombre des chrétiens diminue ; un quart des mariages inclut au moins une personne divorcée. Les moralistes chrétiens trouveront en tout cas dans cette étude matière à éclairer leur jugement sur les cohabitations durables.
En définitive, puisque l’évolution du taux de nuptialité est liée à la conjoncture économique, je ne suis pas très inquiet quant à son avenir. Il remontera très certainement lorsque les conditions économiques se seront nettement améliorées. La modification de la fiscalité a permis la « récupération » de 50 000 couples dans l’institution du mariage. Il n’est pas certain que la réserve était beaucoup plus grande que cela. En fait, c’est à la lutte contre le chômage qu’il faut s’atteler si l’on veut faire remonter durablement le taux de nuptialité. Peut-être lira-t-on dans ces propos un certain optimisme. C’est possible. Nous pensons en tout cas l’avoir motivé.
Si ce que nous avons dit est juste, alors il est peu probable que le Pacs obtienne un grand succès parmi la population hétérosexuelle. En effet, si le non mariage n’a que peu de fondement idéologique, alors la déclaration que représente le Pacs n’aura que peu d’intérêt pour ceux qui attendent des conditions favorables pour inscrire leur vie conjugale dans le statut matrimonial et de vivre cet événement dans une belle fête.

La famille est en définitive une cellule à la fois fragile et forte qui mérite toute notre attention. Aux yeux de l’histoire et de Martine Segalen en particulier elle dispose d’une formidable capacité d’adaptation. Il reste que cette souplesse globale passe par les efforts et les souffrances de personnes très concrètes. Elle passe aussi à travers la joie de toutes ces familles qui ont su traverser les temps de misère grâce à la solidité de leur projet et la volonté de le réaliser.

 

© Bruno Feillet.

 

 

Notes

 

94. Daniel DERIVRY, « SOCIOLOGIE – Les méthodes », in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1989, p. 215 Col. 1.
95. Nous comprenons l’expression « couple institué » comme équivalente à « couple marié ».
96. Jean-Claude KAUFMANN, « Vie hors couple, isolement et lien social : figures de l’inscription relationnelle », in Revue française de sociologie, XXXV, 1994, p. 606.
97. N. HERPIN, « La famille à l’épreuve du chômage », in Economie et statistique, N° 235, 1990.
98. HERPIN, « La famille à l’épreuve du chômage », in Economie et statistique, N° 235, 1990, p. 34.
99. SEGALEN Martine, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan Université, Sciences humaines 128, 1998.
100. Emile DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, Félix Alcan, 1912, p. 553. Cité par SEGALEN Martine, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan Université, Sciences humaines 128, 1998, p. 14.
101. SEGALEN Martine, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan Université, Sciences humaines 128, 1998, p. 92.
102. SEGALEN Martine, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan Université, Sciences humaines 128, 1998, p. 104.
103. Cité par Jean KELLERHALS et Louis ROUSSEL, « Les sociologues face aux mutations de la famille : quelques tendances des recherches 1965-1985 », in L’Année sociologique, N°37, 1987, p. 34.
104. TOULEMON Laurent, « La cohabitation hors mariage s’installe dans la durée », in Population, 3, 1996, p. 707.
105. L’espérance (die Hoffnung) 1907-1908. Titre que Gustav Klimt donne à ses deux portraits de femme enceinte.
106. Cf. notre graphe 17.