Education catholique et sécularisation. Le cas de l'Eglise en France

Conférence prononcée à Abidjan dans le cadre du Congrès africain sur l'éducation catholique. Restitution du pacte éducatif africain dans l'esprit du Pape François. Un contrepoint sur la question de la sécularisation qui se vit en France.

Education catholique et défis de la sécularisation. Cas de l’Eglise en France

 

Eminences, Excellences, chers confrères dans le ministère presbytéral, mes Sœurs, Mesdames et Messieurs les professeurs, chers étudiants et, pour n’oublier personne, frères et sœurs,

 

Vous avez tenu à inviter un évêque de la Conférence des Evêques de France pour participer à vos travaux à propos de la restitution du « Pacte éducatif africain » dans l’esprit du Pape François. Le titre de ce congrès manifeste que tout pacte éducatif global a besoin de s’incarner concrètement dans les cultures auxquelles il s’adresse s’il veut être reçu. Le Saint-Père l’a bien compris en constatant la grande jeunesse du continent africain. Ce qui fait de l’éducation une priorité pour vous tous. Je n’ai pas la prétention de dire ce qu’il vous revient de décider pour améliorer cette mission de la plus haute importance. Bien qu’ayant traversé une quarantaine de pays dont quelques-uns en Afrique, je me contenterai de vous partager, à votre demande, quelques défis que la sécularisation pose à l’Education Catholique en France.

 

Une vision globale qu’il nous est permis d’approfondir

La culture française, pour les Français qui n’ont pas voyagé, est souvent une fierté pour les Français eux-mêmes. La profondeur historique, son patrimoine, le siècle des Lumières, la Révolution française et sa fameuse Déclaration des droits de l’homme, sa devise nationale à laquelle on adosse aujourd’hui systématiquement la laïcité… Plus que de la fierté, il y a parfois de l’orgueil pour ne pas dire de l’arrogance à nous vanter de tout cela jusqu’à oublier, en particulier, de quelles violences tout cela a été enveloppé. N’y aurait-il donc qu’une seule manière de faire en ce monde ? Certes non ! N’aurions-nous pas à recevoir d’autres cultures ? N’avons-nous pas à progresser chez nous ? Bien sûr que oui.

 

 

Les racines théologiques et philosophiques de la sécularisation

La sécularisation, entendue comme une conduite des affaires du monde en toute indépendance d’un dieu créateur, remonte sans doute aussi loin qu’au théologien anglais et franciscain, Guillaume d’Ockham (1285-1347) qui fit de la toute-puissance de la volonté de Dieu son critère premier au dépend d’un Dieu d’amour. Cette vision, non pas reçue d’une révélation biblique, mais construite à partir d’une pensée humaine, imaginant un Dieu absolument libre qui peut faire ce qu’il veut quand il veut, manifeste que c’est l’homme qui décide qui est Dieu. Or toute la tradition biblique nous apprend que Dieu n’est pas changeant mais qu’il est fidèle, lent à la colère et plein d’amour. La thèse de Guillaume d’Ockham pose un véritable problème, car si Dieu est Dieu, il ne peut être le fruit d’une décision théologique à partir d’une initiative humaine.

 

Copernic et Galilée

Un siècle plus tard, sont arrivés Copernic (1473-1543) puis Galilée (1564-1642) dont les études scientifiques ont renversé la vision du monde.  Alors que l’on croyait la terre au centre et le soleil tournant autour d’elle (mouvement apparent), ils ont démontré qu’en fait, le soleil était au centre et que c’était la terre qui tournait autour de lui. C’est ce qu’on appelle la vision héliocentrique. Cela a bouleversé l’approche théologique traditionnelle, puisque la Bible contient des textes où l’on voit Josué arrêter le soleil (Jos 10, 12-13)[1] ou à un autre endroit on voit l’ombre remonter de 10° sur le cadran solaire (2 R 20, 11)[2]. Il faudra des siècles pour comprendre le rapport entre la Bible et la science.

 

René Descartes (1596-1650)

Dans la foulée de cette approche scientifique qui mettait la terre à la périphérie de l’univers connu, un célèbre philosophe, René Descartes (1596-1650), a, quant à lui, reconstruit le monde en posant Dieu à la fin de son raisonnement (Je doute donc je pense, je pense donc je suis, …). Il s’agit d’un renversement copernicien de la pensée philosophique où Dieu est mis à la périphérie et non plus au centre. Et curieusement, ayant posé Dieu, il n’a pas cru bon, au nom du fait même de la réalité divine de Dieu de le remettre au centre.

Cela a fait le lit des futures approches scientifiques qui se sont construites sur l’autonomie des réalités terrestres. Autonomie que l’Eglise ne conteste pas en tant que telle mais qu’elle perçoit comme une autonomie voulue par Dieu, maintenue par Lui en l’état et confiée à la responsabilité de ses créatures chargées de garder et cultiver cette terre. Nous ne ferons bon usage de ce don qu’en restant unis au donateur. « Tout est lié »

 Nous le savons, la logique ultime du cheminement qui consiste à poser Dieu amena inévitablement la question de l’utilité de poser un Dieu pour la compréhension des réalités de ce monde. C’est ce qui arriva à la fin du XIX° siècle. Il fallait prêcher la mort de Dieu, de toute divinité et de tout mythe pour que l’homme advienne enfin pleinement à lui-même.

 

Scientisme et philosophies du soupçon

Le XIX° siècle a achevé de déconstruire les anciens mythes en faisant appel aux théories scientistes de l’époque. Les auteurs comme Auguste Comte (1798-1857) dans le domaine de la philosophie et de la sociologie, Charles Darwin (1809-1882) à propos de l’évolution des espèces, Karl Marx (1818-1883) pour l’économie, Sigmund Freund (1856-1939) pour la psychologie ou encore Gaston Bachelard (1884-1962) pour le choix de la pensée rationnelle comme point d’entrée de la philosophie, tous ces auteurs ont chacun apporté leur pierre dans cette entreprise.

Ainsi donc, après quelques siècles où l’on a pensé que le terrain scientifique se gagnait contre Dieu, une part de l’humanité a perdu ses illusions et s’est retrouvée « désenchantée », sans Dieu et sans mythe fondateur.

Pas complètement bien sûr, sinon, nous ne serions plus là.

 

Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

 

La sécularisation en France

 

Une histoire de la devise nationale

La devise nationale française : Liberté, Egalité, Fraternité ne s’est pas construite en un jour. Son histoire ne manque pas d’intérêt pour la compréhension de la sécularisation en France.

Il ne faut pas oublier non plus que la fin du XVIII° siècle a été marquée par des auteurs comme Montesquieu (1689-1755) et son ouvrage célèbre « De l’esprit des lois », Rousseau (1712-1778) qui pensait que « vivant dans la nature, la liberté de l’homme n’était pas restreinte », Voltaire (1694-1778), Denis Diderot (1713-1784) et le projet de l’encyclopédie et bien d’autres auteurs qui ont été rassemblés autour du concept du siècle des Lumières.

 

Au commencement la Liberté

A vrai dire, sur les barricades de la révolution française (1789), on entendait parmi les différents slogans : « La liberté » ou encore « La liberté ou la mort ».

 

L’Egalité

Mais très vite, avant la fin du XVIII° siècle, on a ajouté aux côtés de la Liberté, l’Egalité. La première devise fut donc « Liberté, Egalité ». Cela a duré une cinquantaine d’années.

Mais fondamentalement, et à y bien réfléchir, il y a quelque chose d’insoluble dans l’apposition de ces deux concepts. Un peu comme si la force invincible de la Liberté rencontrait l’obstacle insurmontable de l’Egalité. Il y a là une tension indépassable en l’état.

 

La Fraternité

Ce n’est qu’en 1848 que la solution fut trouvée en adossant à la Liberté et à l’Egalité le troisième terme de la devise, celui de la Fraternité.

La Fraternité est ce qui met de l’huile dans les rouages. Elle a aussi des racines anciennes dans la société française. Pas seulement dans la foi chrétienne, mais aussi dans toutes les corporations professionnelles où un soutien mutuel existait entre les menuisiers ou entre les tailleurs, …

La Fraternité va pouvoir accompagner tout ce qui relèvera du syndicalisme, des associations et des différents tiers-lieux de la société.

Mais en tout cas, il n’est jamais fait officiellement mention des racines chrétiennes du troisième terme de la devise nationale.

 

En contrepoint de cette première analyse, souvenons-nous que le Pape François, dans Fratelli tutti a introduit un paragraphe par le titre de notre devise nationale et voici comment il la commente, tout spécialement par le biais de la fraternité :

La fraternité n’est pas que le résultat des conditions de respect des libertés individuelles, ni même d’une certaine équité observée. Bien qu’il s’agisse de présupposés qui la rendent possible, ceux-ci ne suffisent pas pour qu’elle émerge comme un résultat immanquable. La fraternité a quelque chose de positif à offrir à la liberté et à l’égalité. Que se passe-t-il sans une fraternité cultivée consciemment, sans une volonté politique de fraternité, traduite en éducation à la fraternité, au dialogue, à la découverte de la réciprocité et de l’enrichissement mutuel comme valeur ? Ce qui se passe, c’est que la liberté s’affaiblit, devenant ainsi davantage une condition de solitude, de pure indépendance pour appartenir à quelqu’un ou à quelque chose, ou simplement pour posséder et jouir. Cela n’épuise pas du tout la richesse de la liberté qui est avant tout ordonnée à l’amour.[3]

 

 

Voilà le cadre conceptuel de la vision de la société que la France porte en son sein. Associée aux développements des sciences, vous percevez combien la sécularisation a trouvé là de solides fondations.

 

Et la Laïcité ?

Et la Laïcité me direz-vous ? Le concept de laïcité est très original dans le concert des nations. Nous devons être la seule à nous interdire d’invoquer Dieu dans nos instances gouvernementales. D’où cela vient-il ?

La loi de 1905

  • L’Etat ne soutient ni ne finance aucun culte
  • L’Etat protège la liberté de culte (hôpitaux, casernes, internats, prisons). Lorsque le citoyen ne peut rejoindre son culte, l’Etat autorise le culte à le rejoindre là où il se trouve.

C’est bien l’Etat qui est laïc et non la société ! N’en déplaise à celles et ceux qui voudraient faire rentrer toutes les activités religieuses dans la sphère privée. Au reste, un vrai débat demeure en France sur ce point, voire un certain militantisme, y compris chez certains préfets de la République ou encore chez certains recteurs d’académie, voire au plus haut de l’Etat.

 

La loi du 24 août 2021 Confortant le Respect des Principes de la République (CRPR) a été conçue pour lutter contre l’islamisme radical mais comme la loi doit être égale pour tous, les catholiques ont dû se plier à cette nouvelle organisation des religions.

  • Obligation de faire connaître tous les lieux de culte.
  • Distinguer partout le cultuel et le culturel (pour permettre le financement d’activités culturelles par l’Etat et les municipalités sans donner l’impression que la société civile financerait des activités à caractère religieux ou cultuel).
  • Enfin il y a l’obligation de déclarer tous les dons qui viennent de l’étranger d’un montant supérieur à une somme décidée par décret.
  • En échange de ce qui relève bien d’un certain contrôle de la vie religieuse (et on peut se demander comment l’Etat, en tant que tel, peut-il avoir la moindre compétence pour savoir ce qui relève du culte et ce qui n’en relève pas), l’Etat a accordé aux religions d’avoir d’autres revenus que ceux relevant de la seule générosité des fidèles. Nous pouvons avoir des immeubles de rapport à condition que ceux-ci nous aient été donnés et que le montant des revenus ne dépasse pas 50% du chiffre d’affaires total du diocèse.

 

La Laïcité a pris une telle place dans le débat public qu’elle est l’objet de nombreux débats. Il est clair que beaucoup voudraient voir toute la société devenir laïque. Il nous faut, sur ce point, demeurer très vigilants. Par exemple, lors des cérémonies de naturalisation à la nationalité française, il y a un clip vidéo qui est diffusé. Y sont déclinés les trois éléments de la devise nationale plus celui de la laïcité qui est mise sur le même plan, avec la même taille de caractère… Comme si elle était le quatrième terme de la devise nationale. Je ne pense pas qu’elle fasse nombre avec les trois dimensions de la devise nationale. En revanche, elle est une manière conceptuelle et pratique d’en permettre la réception et d’assurer, jusqu’à un certain point, la paix sociale. Du moins, c’est ce que je crois.

 

Du bon et du mauvais usage de la devise nationale

  • Chaque élément de la devise protège les autres de son absolutisation. Libéralisme – égalitarisme – communautarisme sont des excès dont il faut se garder.
  • Ensemble, la liberté, l’égalité et la fraternité délimitent un espace de vie où l’on n’est pas obligé de se situer tous au même endroit. Il y a donc de la place pour le débat public. Chacun ayant probablement une porte d’entrée spontanée ou préférée du côté de la liberté (à droite de l’échiquier politique) ou de l’égalité (à gauche de l’échiquier politique), voire du côté de la Fraternité (qui ne produit pas de parti politique en tant que tel mais qui modère l’un ou l’autre).

 

Entre le droit et la vertu

Il est aussi assez facile de montrer que la liberté et l’égalité relèvent nettement du registre de la loi. De nombreuses loi protègent la liberté d’expression. Et en France, il faut bien dire que nous avons érigé cette liberté comme un totem. Parfois à l’excès au point que l’on croit que le sommet de la liberté se vérifie dans la capacité de critiquer à outrance. Il y a quelque chose de nietzschéen dans cette approche. Mais que gagne-t-on à être libre si cette dernière se vérifie dans la capacité de blesser l’autre ?

Le principe de l’égalité entre tous les citoyens est simultanément aussi protégé que celui de la liberté. On ne peut faire de lois uniquement pour une partie de la population. C’est pourquoi, faire des lois contre l’islamisme radical oblige à ce qu’elle concerne aussi les catholiques et toutes les autres religions. Cela dit, ce principe a ses limites, puisque la loi sur bien des points fait des différences : entre les hommes et les femmes ; entre les mineurs et les majeurs ; …

Enfin, notons que la Fraternité relève plus du domaine de la vertu que de celui de la Loi. Encore que de temps à autre celle-ci s’immisce lorsqu’elle introduit la notion de « courtoisie » dans le code de la route ou encore en constituant comme un délit « la non-assistance à personne en danger ».

 

Du bon et du mauvais usage de la laïcité

L’Eglise catholique, en France, n’est pas hostile au bon usage de la laïcité. N’a-t-elle pas, d’ailleurs, des racines dans l’Evangile lorsque Jésus devant se positionner à propos de l’impôt dû à César, se prononce par le fameux : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Et vous savez comme moi que s’il faut rendre l’image de César gravée sur la pièce de monnaie à César, il faut rendre à Dieu l’image qui est à Dieu, à savoir tous les êtres humains créés à l’image et à la ressemblance du Très-Haut et sur lesquels il faut s’interdire de mettre la main et plus encore sur Jésus, véritable icône du Père.

 

Sur le principe, nous n’avons pas d’objection. Et malgré quelques frottements, pendant plus d’un siècle, cela s’est bien passé. Cela dit, nous commençons à voir quelques dérives de plus en plus affirmées :

Ainsi un Préfet commentant la devise nationale lors de la fête nationale du 14 juillet sous la forme de « Liberté, Egalité et Solidarité ». Réduisant par le fait même la Fraternité à l’un de ses effets. Que cet homme ait une vision politique et milite pour elle, c’est bien son droit. Mais qu’en tant que représentant de l’Etat il défende une option personnelle, c’est un abus de pouvoir.

 

En ce qui concerne l’autre aspect du sujet que vous me demandez de traiter : la question de la sécularisation et de l’enseignement catholique, il faut savoir qu’en France, la Loi Debré du 31 décembre 1959 a construit un compromis pour assurer la paix sociale en matière d’éducation. Face à la réclamation d’une partie importante de la population à vouloir éduquer ses enfants dans un cadre catholique, l’accord stipule que les établissements sous contrat avec l’Etat verront leurs enseignants payés par l’Etat. Mais l’entretien des bâtiments et l’achat des moyens pédagogiques relèvent des cotisations des parents. Enfin, les Communes pour les écoles, les Départements pour les collèges et les Régions pour les lycées doivent aussi apporter un soutien en fonction du nombre d’élèves de l’établissement.

 En moyenne en France, nous constatons que 20% des élèves sont accueillis dans des établissements d’éducation catholique sous contrat. Aucune loi ne stipule cette proportion, mais il y a comme un plafond de verre que l’Etat nous interdit de dépasser, simplement en nous refusant de nous donner les moyens – c’est-à-dire de payer les enseignants – dont nous avons besoin alors qu’il y a en plusieurs endroits de la demande. Cette proportion est évidemment très disparate. Ainsi à Nantes, c’est plus de 50% des élèves qui sont scolarisés dans nos établissements catholiques alors que dans d’autres régions on tombe à 10%.

Comme l’attribution des moyens dépend du Recteur de l’académie (nommé par le gouvernement) dont relève nos établissements, en fait, l’Etat a tous les pouvoirs pour accompagner ou non la croissance de nos écoles. Parfois on nous refuse des formations spécialisées au titre qu’elles existent dans le public et que cela introduirait une concurrence.

Plus grave, dans certaines académies le rectorat soutient l’installation d’établissements beaucoup mieux équipés ou de formations directement en concurrence avec les nôtres avec pour effet de siphonner les élèves nos établissements. Cette attitude déloyale a fait l’objet de lettre auprès du ministère de l’Education nationale. Dans ce cas-là, on perçoit une forme de militantisme du recteur qui utilise son pouvoir pour nuire à nos établissements.

 

Réenchanter l’école

Ces dernières années, nous avons assisté à un débat important qui portait comme titre « le réenchantement de l’école ».

Vous le pressentez sans doute, ce concept de réenchantement vient répondre à celui du désenchantement.

Pour faire écho au parcours historique du début de mon intervention, en supprimant Dieu de l’univers de pensée de la République, on a voulu démythologiser le monde et celui de l’éducation en particulier. C’est-à-dire supprimer les mythes et les religions pour les remplacer par le beau travail scientifique et rationnel. Grâce à une belle résistance, la France a construit son concept de laïcité qui a organisé la coexistence de ceux qui croient et de ceux qui ne croient pas. Mais il faut bien le dire, l’idéologie scientiste a gardé et garde encore sa part d’influence.

 

Le Cogito blessé

Cependant, il faut bien reconnaître avec Paul Ricoeur que cette admiration pour la pensée scientifique a été sérieusement battue en brèche par la relecture de la seconde guerre mondiale. En effet, la découverte de la Shoah a laissé dans une certaine sidération tous ceux qui avaient misé sur le pouvoir de la raison pour faire progresser la société. Car c’est cette même raison qui a été appelée au service de l’élimination de millions de juifs par la mise en place d’une « industrialisation du génocide » pour obtenir le maximum d’efficacité, au moindre coût et le plus rapidement possible. La raison qui devait sauver l’homme a échoué. Le cogito (le « je pense » de Descartes), si glorifié à la fin du XIX° siècle a été profondément blessé dans son orgueil à apporter un « salut » à l’humanité.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, s’est trouvé toute une génération désabusée n’ayant nulle part vers qui ou vers quoi se tourner pour se trouver un avenir sûr. Ceux qui avaient déconstruit les mythes et les religions, selon eux sources de nombreuses guerres, n’avaient pas réussi à empêcher des guerres et des massacres encore plus terribles. Le désenchantement des désenchanteurs a été amer.

 

Notre pays, ayant détruit, partiellement au moins, l’univers religieux d’une part et subi l’échec de l’idéologie scientiste d’autre part s’est trouvé fort dépourvu de tout horizon de signification. C’est là que progressivement, dans l’Eglise catholique en France nous nous sommes intéressés à la possibilité de réenchanter notre monde, en commençant par l’école.

 

 

Le pacte éducatif, un projet global mais pas suffisant

Le pacte éducatif global du Pape François est un gros effort pour associer le plus de monde possible et d’horizons très divers dans une vision éducative aussi universelle que possible. Nous en connaissons les sept portes d’entrée :

  1. Mettre au centre la personne
  2. Ecouter les jeunes générations
  3. Promouvoir la femme
  4. Responsabiliser la famille
  5. Ouvrir à l’accueil
  6. Renouveler l’économie et la politique
  7. Prendre soin de la maison commune.

A y regarder de près, on peut s’étonner que ce pacte ne contient pas un chapitre sur la vie spirituelle des personnes. Ce qui est une des dimensions anthropologiques fondamentales de notre humanité. Je n’ai pas de réponse à cette question alors que je sais très bien qu’en de nombreuses circonstances, le Pape François insiste beaucoup sur cette propriété essentielle de notre humanité.

Plongeons-nous dans l’Ecriture pour puiser rapidement quelques critères anthropologiques.

 

Les ressources du premier testament

Les livres de sagesse sont riches de ressources en matière de maximes et de conseils. Je veux seulement retenir deux expressions que nous connaissons par cœur :

« Ecoute Israël, Le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ; tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (Dt 6, 4). Il y a là toute une anthropologie dans ce commandement que Jésus assumera lui-même et dont l’attitude de veille, si propre à la période liturgique de l’Avent que nous vivons en ce moment, est le reflet exact de l’écoute.

« Seigneur, fais que je marche sur les chemins de la vérité, unifie mon cœur qu’il craigne ton nom » (Ps 85, 11). Cette quête de l’unification de toute nos facultés au profit de l’amour de Dieu est, me semble-t-il, le ressort indispensable de toute éducation. « Ah ! si tous mes efforts – ce que je crois, ce que je dis, ce que je pense et ce que je fais – pouvaient tirer dans la même direction ! »

 

Jésus éducateur / éduqué

Jésus a vraiment intégré ces principes. Vérifions comment il permet à nombre de ses interlocuteurs d’unifier leur vie.

Nous verrons à quel point sont grandes les qualités d’éducateur de Jésus. Il a un véritable talent pour permettre à ses interlocuteurs d’être les acteurs de leur croissance et d’être conduit vers plus de maturité et d’autonomie. C’est bien là le sens premier du verbe éduquer : être conduit hors de son confort, de son cocon pour entrer dans le monde avec une capacité d’assumer différentes responsabilités, à commencer par celle d’une vie de famille.

Jésus éducateur

« Que veux-tu que je fasse pour toi ? » demande Jésus à l’aveugle Bartimée (Mc 10, 51). Le Christ s’appuie sur le désir de l’aveugle. Une fois guéri et sauvé, il se mettra à le suivre sur le chemin qui monte à Jérusalem.

« Aujourd’hui, il me faut demeurer chez toi » dit Jésus à Zachée (Lc 19, 5). Il s’invite chez un pécheur sans aucune condition de conversion.

Jésus qui pose des gestes prophétiques, et reconnus comme tels, en chassant les vendeurs du temple (Lc 19, 45).

Des attitudes éducatives différenciées

  • « Donne tes biens aux pauvres, tu auras un trésor au Ciel et suis-moi » (Mt 19, 21) dit Jésus au jeune homme riche. Un appel qui ne sera pourtant pas suivi d’effets. Est-ce cette expérience qui nourrira chez notre Seigneur une attitude différente face à un autre riche, le fameux Zachée. Cette fois-ci, il s’invitera chez le publicain et c’est cette proximité inattendue qui provoquera la conversion de notre publicain. Pour garder ce lien avec le Christ, voilà qu’il accomplit ce que le jeune homme riche n’avait pas su faire : rembourser quatre fois ce qu’il avait volé, donner la moitié de ses biens aux pauvres.
  • « Retourne chez toi et raconte ce que Dieu a fait pour toi » dit Jésus au gérasénien (Lc 8, 26-39). Ce qu’il fera en disant ce que « Jésus » a fait pour lui.
  • La Samaritaine (Jn 3) qui va raconter aux gens de son village le fruit de son échange avec Jésus. Une femme exclue de sa communauté qui, après un long dialogue peut enfin assumer son passé face à son village. La voilà réunifiée avec elle-même, avec le Messie et avec sa communauté.
  • La double rencontre entre, d’une part, le chef de synagogue Jaïre qu’il invite à croire dans le secret de sa maison alors qu’il était venu entouré de toute une foule et, d’autre part, la femme malade depuis 12 ans qui voulait garder son secret et qui est invitée à dire sa foi en public. (Lc 8, 41-59) Quel éducateur est capable de changer d’attitude éducative selon les circonstances ? Sans pour autant tomber dans un situationnisme, mais en tenant compte du parcours de chacun.
  • Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis (Lc 23, 43). Cette parole de miséricorde ouvre la porte à cette option majeure que personne n’est enfermé radicalement dans son passé

 

Jésus éduqué

La syro-phénicienne ou la cananéenne : où l’on voit Jésus se laisser déplacer dans la perception du périmètre de sa mission : du peuple d’Israël à l’ensemble des nations. (Mc 7, 24-30)

Le dialogue avec le centurion (Mt 8, 5-11) : « Jamais je n’ai trouvé une telle foi en Israël ».

 

Il me semble que l’on peut considérer à partir de ces quelques citations que, non seulement Jésus est un excellent éducateur, respectant chacun dans son histoire, mais il l’est d’autant plus qu’il a gardé une faculté à se laisser éduquer lui-même. En serait-il de la vocation d’éducateur comme de celle d’accompagnateur spirituel ? Pas d’accompagnateur qui ne soit lui-même accompagné. Pas d’éducateur qui ne se laisse éduquer.

 

Réenchanter l’école

Face aux désenchantements voulus à la fin du XIX° siècle et subis au lendemain de la seconde guerre mondiale, face aux désillusions provoquées par les échecs relatifs des religions et des idéologies, comment repartir ?

En 2016, le Secrétaire général de l’enseignement catholique en France a publié un document intitulé : « Réenchanter l’école ». Il constatait trois difficultés dans notre société perçues comme des causes immédiates au désenchantement de l’école :

  • Le sentiment de résignation,
  • La lourdeur de notre culture institutionnelle,
  • Une tentation de nous replier sur nous-mêmes.

La notion de réenchantement « fait bien sûr référence au livre déjà ancien de Marcel Gauchet[4] : son intérêt par rapport à l’école réside dans le fait qu’il analyse le phénomène de sécularisation comme la perte de capacité du religieux à constituer un principe unifiant, une clef ouvrant toutes les portes et permettant en cela de relier les unes aux autres toutes les facettes de l’existence individuelle et collective. Pour transposer de façon très caricaturale une pensée riche et complexe, le désenchantement, c’est bien cela : l’absence de principe unificateur, le manque d’une vision d’ensemble par laquelle associer les unes aux autres les pièces du puzzle de la vie. »

J’aime assez en particulier l’idée que le réenchantement ne peut se trouver dans le rêve de retrouver un paradis perdu. Nous ne retrouverons jamais les conditions passées.

En revanche, Pascal Balmand insiste sur une remarque pédagogique du Pape François : « Un éducateur qui ne sait pas risquer ne sait pas éduquer. […] Le vrai éducateur doit être un maître du risque, mais du risque raisonnable. »[5].

Et il poursuit sur ce qu’il entend par ce qui, dans ce contexte, permettrait de réenchanter l’école : « Ce serait vouloir sortir du sentiment d’impuissance, vouloir sortir de l’éparpillement, pour risquer de manière raisonnable et pour (re)trouver le goût du projet commun, de façon modeste, pragmatique et confiante : réenchanter comme « réunir », comme « réveiller », comme « révéler ». Réenchanter, comme sortir de la « brisure d’un temps privé de tradition ». Réenchanter comme restaurer le sens au cœur du quotidien. Réenchanter parce que, selon le mot du poète Yves Bonnefoy, « Tout est toujours à remailler dans ce monde », et parce que telle est bien la tâche des éducateurs, dans la joie de l’Evangile et dans le témoignage de l’espérance chrétienne. »[6]

Ce projet commun qu’il faut reconstruire pourrait s’approcher des efforts suivants :

  • Réunir, réveiller, révéler ;
  • Sortir de la brisure d’un temps privé de tradition ;
  • Restaurer le sens dans le quotidien
  • Remailler le monde, sortir de la « dispersion façon puzzle » au profit d’une unification des projets pédagogiques et des personnes concernés par les dits projets.

Le Pape François, dans l’encyclique Laudato si’ (2015) avait beaucoup insisté sur le fait que « tout est lié ». Si le désenchantement consiste à être dispersé, le réenchantement consistera à retrouver les liens et en particulier le lien avec le Créateur de qui nous tirons toute notre vie.

Pour parvenir à cela, il faut que toute la communauté éducative soit engagée autour d’un projet mobilisateur. Or face aux enfants, à leurs parents, aux grands jeunes que l’on qualifie encore de « génération Y » où le rapport au temps est un peu plus un rapport au temps court et au zapping, nous mesurons tous le défi que cela représente.

 

Pour retrouver un « réenchantement » de l’école, et par là-même de nos jeunes, il nous faut retrouver le chemin du sens qui ne viendra que dans les retrouvailles avec nos origines, notre créateur. Retrouver les origines, c’est aussi retrouver le projet du créateur qui est de nouer une alliance avec sa créature.

L’exhortation apostolique Amoris laetitia a comme perspective immédiate de permettre aux couples de trouver et retrouver la joie et l’allégresse de l’amour conjugal. On trouvera dans tous le processus éducatif qui y est associé comme dans l’encyclique Laudato si’ un certain nombre de remarques qui peuvent aider à retrouver l’enthousiasme des débuts et la joie de parvenir au terme.

« Le temps est supérieur à l’espace » (EG 222 - AL 3). Cet argument souvent repris par François insiste sur le fait que nous sommes tous en route, jeunes et moins jeunes. Bref ! il est plus important de cheminer, de progresser, d’être entré dans un processus de croissance progressif et graduel (AL 273) que de savoir exactement où on en est dans la vie par rapport aux autres. Le Pape insiste sur le fait que « la pédagogie des petits pas » concrets (AL 271) est préférable aux kilomètres théoriques.

François insiste beaucoup sur le fait que le travail de l’éducation porte aussi sur l’acquisition des vertus (AL 267), de la volonté (AL 264). Les parents sont les premiers responsables de l’éducation de leurs enfants. D’où l’importance de cultiver une collaboration avec les parents. L’éducation ne peut être totalement déléguée à l’école.

Je pense aussi que l’éducation à la contemplation et à l’émerveillement si utile pour une culture écologique vaut plus largement dans tout processus éducatif. Cet aspect a été particulièrement développé dans Laudato si’ au sixième chapitre. Cela suppose de retrouver une capacité au silence extérieur pour entendre la joie intérieure que suscite l’expérience du beau, du vrai et du bien. Le réenchantement passe fondamentalement par la capacité d’être enchanté, de l’expérimenter et de pouvoir l’exprimer.

Le Pape insiste, en bon fils d’Ignace, sur le fait qu’il est plus important de goûter intérieurement les choses que d’en savoir beaucoup (AL 208). Comment les établissements catholiques permettent-ils de vivre cette expérience fondatrice ? Il faudrait pour cela que les chefs d’établissements et les enseignants eux-mêmes soient passés par là. Voilà un travail passionnant et difficile pour les années qui viennent.

Enfin, la transmission de la foi (AL 287) reste un souci du Saint-Père.

 

Conclusion

Au cœur de ce processus éducatif global qui vise à retrouver les liens avec le Créateur, entre parents et enseignants de l’école ainsi qu’entre éducateurs et les enfants et les jeunes, le Pape ne craint pas de faire appel aux vertus de la sanction qui permet de valoriser et de corriger (AL 267). Les oreilles françaises sont peut-être récalcitrantes à l’idée de correction souvent associée au châtiment corporel. Mais si on les débarrasse de cet excès, on voit qu’il y a derrière un vrai projet pédagogique. En effet, on ne peut « corriger » que si on a « une idée » du développement humain intégral (LS 50) promu par Laudato si’. Apprendre aux jeunes à se tenir debout dans la vie sans pour autant les formater dans un seul moule, c’est là le beau défi que peut se donner l’école catholique dans notre monde sécularisé.

 

Je vous remercie de votre attention.

+ Bruno Feillet

 

 


[1] Alors, Josué parla au Seigneur, en ce jour où le Seigneur livra les Amorites aux fils d’Israël et, sous les yeux d’Israël, il déclara : « Soleil, arrête-toi sur Gabaon, lune, sur la vallée d’Ayyalone ! » Et le soleil s’arrêta, et la lune resta immobile, jusqu’à ce que le peuple fût vengé de ses ennemis.

[2] Alors le prophète Isaïe invoqua le Seigneur, qui fit revenir l’ombre de dix degrés en arrière, sur les degrés qu’elle avait descendus, les degrés d’Acaz.

[3] Pape François, Fratelli tutti, N° 103, 3 octobre 2020.

[4] Marcel Gauchet, le désenchantement du monde, 1985.

[5] Pascal Balmand, Réenchanter l’école, in Documents épiscopat, N°2 –  2016, p. 14.

[6] Pascal Balmand, Réenchanter l’école, in Documents épiscopat, N°2 –  2016, p. 15.