Théologie morale et liturgie

Introduction

 

Pourquoi proposer un tel thème de travail ?

 

Lorsque l’on regarde les différents manuels de théologie morale, peu se soucient sérieusement de cette question. La plupart du temps, ils s’intéressent à la dimension sacramentelle mais assez peu aux conséquences morales de la liturgie. Ce sont plutôt des moralistes français comme René Simon dans son dernier ouvrage : " Ethique de la responsabilité "(1) et plus encore Xavier Thévenot(2) qui ont fait un effort de réflexion sur le sujet. Mais je n’ai pas tout lu, loin s’en faut. Et il y a peut-être d’éminents spécialistes qui se sont saisi de la question.

 

Cependant une chose est de s’en saisir, une autre est la façon dont on le fait. Jusqu’à présent, en effet, nous n’avons fait qu’évoquer un possible rapport entre ces deux lieux théologiques. La question est de savoir comment se pose-t-il ? Quel intérêt avons-nous à y prêter une attention très particulière ?

 

Ma thèse est de dire que l’éthique a besoin de la liturgie pour être encore plus éthique et que la liturgie a besoin de l’éthique pour être encore plus liturgique. Car les deux réalités sont intimement liées. Souvenons-nous de la place de l’éthique du pardon au sein du Notre Père qui est le cœur du Sermon sur la Montagne.


I. Qu’est-ce que la liturgie ?

 

Il convient tout d’abord que nous nous mettions d’abord d’accord sur le sens du mot liturgie et de l’extension du champ qu’il recouvre.

 

" Liturgie " disent les bons dictionnaires de la foi chrétienne vient d’un mot profane grec composé de lao" (peuple) et ergon (travail). Elle est un travail, c’est une véritable action. A ce titre, la liturgie relève aussi des analyses de la théologie morale. Les liturges, les leitourgiai étaient des fonctionnaires qui exerçaient un service public. Repris par les chrétiens ce mot va désigner non plus le service public mais surtout le service de Dieu.

 

Ensuite, qu’est-ce qui relève du service de Dieu ? Les sacrements et l’eucharistie en premier lieu, me direz-vous et vous aurez raison. Mais la liturgie a un champ d’exercice beaucoup plus vaste. Ainsi des funérailles, une prière en famille, la liturgie des heures ou le bréviaire des prêtres et des religieuses, votre prière du soir ou du matin, tout cela, c’est le champ de la liturgie. Et il faudrait encore l’étendre à toute la vie humaine si nous écoutons attentivement St Paul in Rm 12, 1-2. Pour qui liturgie et éthique sont l’une et l’autre comme un culte envers Dieu.

 

1 - Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c'est là le culte spirituel que vous avez à rendre.
2 - Et ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait.

 

 

Le verset 1 montre bien qu’aux yeux de Paul, notre vie concrète, nos personnes peuvent être l’expression d’un culte spirituel, une véritable liturgie. Notez que la notion d’hostie vivante est difficile et que pour l’interpréter correctement, il convient de ne pas faire d’anachronisme facile. Hostie vient du grec qusiva qui signifie sacrifice. Donc attention à ne pas se porter trop vite sur l’eucharistie même si dans un second temps on peut y voir ce sens. Et donc le verset 1 montre combien la vie quotidienne peut être une liturgie à la gloire du Seigneur.

 

Le verset 2 quant à lui rappelle que le monde présent n’est pas la source première du sens de la vie. Nous sommes invités par Paul à renouveler notre façon de vivre, notre jugement en Dieu afin de discerner sa volonté.

 

 

Il est donc bien clair que déjà dans les premières communautés chrétiennes liturgie et éthique sont intimement liées et dans les deux sens. La vie morale doit être une liturgie (Glorifiez donc Dieu dans votre corps dit St Paul aux Corinthiens - 1 Co 6, 20) ; et simultanément la vie liturgique convoque la vie morale a plus de conformité à la volonté de Dieu.

 

Cependant si on affine un peu plus notre problématique, on s’aperçoit que c’est l’éthique ou la morale qui reçoit de la liturgie, c’est la morale qui doit être liturgie et non l’inverse à savoir la liturgie qui doit être éthique et la liturgie qui reçoit elle aussi de l’éthique. Je voudrais montrer avec un peu d’audace, peut-être que les deux types de chemins sont nécessaires à la vie chrétienne et qu’ensemble ils nous permettent de nous sanctifier et d’accomplir notre pèlerinage vers le Royaume de Dieu.

 

II. La liturgie au service de la morale.

 

C’est ce qu’il y a de plus facile à montrer. Voyons le Concile Vatican 2 au numéro 2 de la constitution sur la sainte liturgie (Sacrosanctum Concilium) :

 

2 En effet, la liturgie, par laquelle, surtout dans le divin sacrifice de l'Eucharistie, "s'exerce l’œuvre de notre rédemption", contribue au plus haut point à ce que les fidèles, par leur vie, expriment et manifestent aux autres le mystère du Christ et la nature authentique de la véritable Eglise. Car il appartient en propre à celle-ci d'être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles, fervente dans l'action et occupée à la contemplation, présente dans le monde et pourtant étrangère. Mais de telle sorte qu'en elle ce qui est humain est ordonné et soumis au divin ; ce qui est visible à l'invisible ; ce qui relève de l'action, à la contemplation ; et ce qui est présent, à la cité future que nous recherchons.

 

Remarquons les tensions internes aux expressions "  fervente dans l’action " et " occupée à la contemplation ". N’auriez-vous pas plutôt dit " fervent dans la prière " et " occupé dans l’action " ? L’effort est toujours dans l’articulation des concepts comme on peut le constater une fois de plus ici. Il reste que l’action est soumise à la contemplation c’est-à-dire que pour le chrétien, elle y puise sa force et son orientation.

 

La liturgie est par essence ce qui redit la manière dont le chrétien se situe par rapport à son origine et à sa fin.

 

Lorsque nous baptisons les enfants, nous les baptisons au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Cette plongée de l’enfant dans la vie de Dieu, ce don de la vie que Dieu lui fait nous révèle combien l’action de Dieu est pour nous. Cela nous permet dans le même temps de rendre gloire au Père et au Fils et au Saint Esprit.

 

Ce mystère de notre rapport à Dieu dévoile par la liturgie à nos yeux une figure de la révélation qui pourrait s’exprimer selon Xavier Thévenot de la manière suivante :

 

Tous ces éléments de la Révélation étant en dialectique profonde. Ce schéma montre combien la liturgie et en particulier le sacrement primordial qu’est l’eucharistie est bien à la fois le sommet et la source de la vie chrétienne.

 

(SS)10 Toutefois, la liturgie est le sommet auquel tend l'action de l'Eglise, et en même temps la source d'où découle toute sa vertu.

 

On peut aussi noter que ce schéma n’est pas au service d’une structure ecclésiale pyramidale (comme avant Vatican II).

 

Si l’eucharistie est au sommet de cette figure de révélation, ce n’est pas par hasard. En effet, cette liturgie manifeste au plus haut point à la morale quelle est sa tâche. Ainsi que le dit St Augustin dans une de ses fameuses homélies aux nouveaux catéchumènes qui reçoivent la communion pour la première fois : " Reçois ce que tu es ". Reçois le corps du Christ, sois désormais le corps du Christ avec tes frères. Mais être le corps du Christ, c’est être le corps livré, le sang versé. Célébrer l’eucharistie, c’est rentrer dans ce grand mouvement de l’imitation du Christ dont on a dit que toute l’Ecriture néo-testamentaire était témoin.

 

L’eucharistie comme sommet de la liturgie est comme une convocation à l’extrême de l’éthique à travers l’imitation du Christ par l’offrande et la livraison de son corps, de sa vie, jusqu’au pardon. Mais c’est ici tout l’aspect source de mon agir.

 

Nous pourrions relire l’action liturgique comme un sommet de l’agir puisqu’il est celui qui me permet de relire (acte de relecture) mon quotidien à la lumière de la Parole de Dieu, d’inscrire ce quotidien dans le temps liturgique et donc de sortir de la pression du temps immédiat pour réinsérer ma vie dans le grand mouvement du salut où, comme je peux, j’essaye de progresser avec la grâce de Dieu. On comprend alors pourquoi St Paul invite les romains mais aussi, à travers les temps, l’ensemble des chrétiens à rendre grâce à Dieu en tout temps, à faire de leur vie une liturgie authentique.

 

Bref ! nous le voyons, la liturgie a une fonction régulatrice pour l’éthique. Mais puisque la liturgie est une forme d’action, ne peut-elle être aidée par la théologie morale pour se perfectionner à son tour ? C’est ce que je voudrais montrer maintenant.

 

III. L’éthique au service de la liturgie.

 

L’éthique a-t-elle pour sa part une fonction régulatrice pour la liturgie ? C’est une fonction difficile à entendre parce que nous vivons souvent la liturgie comme une expression symbolique de notre foi de grande qualité. Ainsi le veut l’adage : " lex orandi, lex credendi ". Or la liturgie n’est pas cette réalité immuable depuis le début de l’ère chrétienne. Elle s’est affinée, construite, développée, modifiée jusqu’à encore dernièrement avec la grande réforme liturgique liée à Vatican II qui a supprimé beaucoup de rites de second ordre. Car dans la liturgie aussi, il faut savoir faire des hiérarchies. Les temps changent, le contexte culturel change et pour cela, même les rites doivent exprimer la foi de manière appropriée. C’est pourquoi les questions d’actualisation et d’inculturation de l’Ecriture jusque dans la liturgie ne seront jamais réglées une fois pour toutes, du moment qu’elles sont faites avec toute la prudence requise.(3)

 

Pour vous donner quelques exemples de l’importance de la théologie morale sur la liturgie :

 

A. Les homélies de funérailles.

 

Attention à ne pas prêcher trop vite ou maladroitement en disant : " Maintenant il ou elle ne souffre plus, il est auprès de Dieu, … " On comprend l’intention du prédicateur qui veut consoler la famille mais que fait-il simultanément ? Il passe outre le jugement dernier, il passe outre l’accueil que le défunt va faire du pardon que Dieu en Jésus va lui proposer. Or passer outre la liberté du défunt, c’est dévaloriser tout le poids de sa vie et présenter le salut comme automatique. On sent la faiblesse théologique d’une telle prédication. Mais a-t-on pressenti les conséquences sur la vie des vivants qui peuvent alors se dire : " dans l’Eglise la vie n’a plus de poids. Autant se tourner vers les religions réincarnationnistes, là au moins la vie morale est prise en compte, là au moins, il y a une justice ".

 

Voyez-vous la théologie morale, la théologie du jugement dernier vont inviter ces prédicateurs tentés par un discours un peu démagogique à recentrer leur homélie sur l’espérance. Car en vérité, toute la vie terrestre est cet apprentissage à vivre l’extrême de l’éthique, le pardon. Qu’on le donne ou qu’on le reçoive, nous apprenons combien il peut ressusciter nos relations humaines. Il nous apprendra à croire au pardon de Dieu à notre égard.


B. Célébrer un baptême.

 

Que célèbre-t-on dans un baptême ? L’enfant ou l’entrée dans la vie de Dieu de l’enfant ? La liturgie devrait décentrer l’enfant de lui-même pour l’inviter à le centrer sur Dieu. Une liturgie qui ne le ferait pas se ferait tirer l’oreille par l’éthique qui rappellerait que personne n’est le centre du monde, que personne ne tire le sens de sa vie de soi-même mais de la rencontre avec l’autre, avec le Tout Autre. Ici il s’agit de permettre à l’enfant de recevoir la foi au Dieu qui est la source et la fin de sa vie

 

Ou encore, lors d’un colloque à propos du rapport liturgie et éthique, une femme rappelait qu’elle avait trouvé très impudique de baptiser nu son enfant.


 

C. Le mariage.

 

Là aussi, que célèbre-t-on ? Le couple qui se marie ? Leur amour ou bien l’amour de Dieu qui bénit et soutient leur alliance conjugal ? Cet amour-agapè, cette charité dont on sait qu’elle trouve le sommet de son expression en haut de la croix dans le don de sa vie. Or s’il y a un sens à la formule sacramentaire du mariage c’est bien celui de consentir au geste du Christ est de le croire possible pour soi comme source de vie pour le conjoint et pour soi-même. " Je me donne à toi et je t’accueille ; ceci est mon corps livré pour toi ". Il y a des liturgies qui canonisent trop vite les époux. On veut ne pas froisser et on fait de la démagogie spirituelle

 

D. L’eucharistie.

 

A mon sens, comme action de prière, comme action de grâce, la liturgie eucharistique est une forme de modèle pour l’éthique. Il s’y vit à chaque fois l’expérience des pèlerins d’Emmaüs : une reconstruction du sens de notre vie alors que l’on fait l’expérience de l’absurde, de la mort et de la souffrance ; il s’y reçoit le pain de vie ; on retourne dans sa vie (pour l’éthique) différent et pourtant le même. On y retourne nourrit du pain eucharistique pour devenir pain eucharistique pour nos frères, en d’autres termes autre Christ. Nous sommes par là appelés à vivre la plénitude de l’éthique paradisiaque : une communion ajustée à Dieu dans un esprit de pauvreté et de dépendance ; une communion respectueuse entre les personnes quelque soit leur sexe, sans violences ni confusion.

 

Plus globalement, autant nous étions invités par Paul à glorifier Dieu dans notre corps (1 Co 6, 20), c’est-à-dire à faire de notre vie éthique une liturgie, autant le même Paul nous invite aussi à faire de nos liturgies des lieux profondément éthiques. Ainsi la controverse fameuse à propos de la manière corinthienne de célébrer la cène du Seigneur (1 Co 15, 17-34) où riches et pauvres ne sont pas traités de la même façon, où certains mangent trop alors que d’autres manquent de tout révèle que les liturgies ont pu être dévoyées. Paul constate que ceci est bien un signe de division voire de scission (v. 19). Pire encore " celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur mange et boit sa propre condamnation " (1 Co 11, 30).

 

IV. Maintenir vivant le rapport éthique et liturgie.

 

Contrairement à ce que soutient Xavier Thévenot dans son article " Liturgie, morale et sanctification " (4), la liturgie n’est pas l’instance théologique qui permet à la morale de se frayer un chemin vers la sainteté. Ce serait par trop idéaliser la liturgie. En revanche, liturgie et morale existent dans une dialectique heureuse se prévenant l’une l’autre des excès dans lesquels chacune pourrait verser et œuvrant ensemble à l’ouverture d’un chemin de pèlerinage vers le Royaume de Dieu. Et c’est alors de Dieu lui-même que nous recevrons une sanctification célébrée en espérance dans la liturgie et manifestée prophétiquement dans les plus beaux de nos actes.

 

Un petit exercice :

 

Nous sommes à l’époque des grandes grèves des transports en commun dans la banlieue parisienne durant l’hiver 95. Vous êtes membres de l’équipe liturgique et votre curé vous demande de préparer une prière universelle et insiste pour que l’une d’entre elle fasse mention de ce temps difficile. Par ailleurs vous savez que dans votre paroisse, il y a des usagers des transports en commun, des membres de la RATP et de la SNCF tant au niveau de la direction que des employés en grève. 5mn. Par petits groupes si vous voulez.

 


1. René SIMON, Ethique de la responsabilité, " Vie chrétienne, "culte spirituel" ", Paris, Cerf, 1993, p. 311-318.
2. Xavier THEVENOT, Liturgie, morale et sanctification, in La Maison-Dieu, 201, 1995/1, 105-118.
3. Commission Biblique Pontificale, L'Interprétation de la Bible dans l'Eglise, Paris, Cerf, 1994, p.103 et sv.
4. Xavier THEVENOT, " Liturgie, morale et sanctification ", La Maison-Dieu, 201, 1995/1, p. 105-118.

 

© Bruno Feillet