Les différences qui fondent la société

Article publié dans la revue « Vues d’Ensemble » de l’Université Catholique de Lille

La famille nous met au monde, nous mène à notre humanité et permet ainsi la vie en société. Or la famille est une réalité complexe, reposant sur trois différences constitutives qui nous aident à nous identifier. Toutes trois humanisent l’exercice de la sexualité en la délimitant. Elles sont donc un socle de notre existence personnelle et sociale. Diverses théories actuelles présentent ces différences comme des accidents de la biologie ou de simples variations culturelles. On relativise ainsi la portée de ces trois différences  et des « interdits » qui les signalent. Tout cela n’est pas sans risques pour la vie en société comme pour le bonheur des individus.

 

La différence des générations

 

            En distinguant les parents (qui engendrent) et les enfants (qui sont engendrés), elle fonde la famille dont tous les membres sont définis par appartenance à une génération. L’interdit de l’inceste scelle cette différence. Autrefois, ce crime était passible de mort et de malédiction divine, car il sape la famille dans sa structure fondamentale. Même dans nos sociétés modernes, la transgression de cet interdit reste très grave. Mais nous voyons émerger des comportements de type incestueux : parents qui se comportent en copains de leurs enfants ; enfants traités en mini-adultes ; conjoints avec une grande différence d’âge ; dans certaines familles recomposées, relations ambiguës entre un jeune beau-parent et les grands enfants de son conjoint ; obsession anti-vieillissement ; etc. La différence des générations tend à être niée, à s’effacer de la conscience.

 

La différence des sexes

 

            Cette deuxième différence est aussi importante. Quoi qu’en disent certains idéologues, la différence sexuelle est un fait biologique. Elle s’impose d’emblée : un homme n’est pas une femme. Pas de position intermédiaire. Cette différence nous constitue : on ne peut pas la modifier. L’identité sexuelle n’est pas un « genre » qu’on pourrait choisir et modeler à sa guise.

Les systèmes familiaux et sociaux reposent sur la prise en compte de cette différence. Dans toutes les sociétés, traditionnelles comme modernes, chacun des deux sexes se voit reconnaître un rôle défini, avec des fonctions symboliques non interchangeables. Même si les sociétés modernes contemporaines voient émerger des tâches et des attributions non sexuées, cela n’implique pas la disparition de la différence des sexes.  Elle garde toute sa signification, en se concrétisant autrement.

De nombreux interdits sanctionnent cette différence. Ils sont liés à la sortie de l’indifférenciation natale : avec le prénom,  l’enfant a reçu une identité sexuée ; très tôt, il apprend à ne pas porter les vêtements de l’autre sexe ni à en avoir les comportements typiques ou les rôles symboliques. Ainsi, il y a des jeux de garçons, différents de ceux des filles. Devenu adulte, chacun assumera, parfois avec difficulté, l’ensemble des caractéristiques du sexe auquel il appartient. Transgresser l’identité sexuelle provoque toujours le trouble, parfois la gêne ou le rire : les travestissements du carnaval en sont un exemple.

Actuellement, la tendance occidentale à légiférer sur les relations sexuelles, indépendamment de leur caractère homo- ou hétéro-sexuel, témoigne d’une mise entre parenthèses de cette différence. Les individus sont considérés comme a-sexués, totalement identiques, donc interchangeables conformément aux principes de la démocratie électorale et du libéralisme économique. Par crainte d’injustes discriminations, les différences sexuelles sont ignorées. Mais la prise en compte des identités, avec les différences qui les constituent, s’en trouve alors plus difficile, voire impossible. Certains malaises sociaux trouvent ici un aliment.

 

La différence des appartenances


Cette troisième différence est plus délicate à cerner. Au sens large, une famille se définit par les liens qui unissent tous ses membres en les distinguant du reste des humains : liens du sang, du contrat (mariage, unions civiles) et de l’adoption. Rompre ces liens est donc toujours grave.

 

Il y a ceux « qui font partie » du réseau familial, et les autres « qui n’en font pas partie ». De nombreux interdits sanctionnent cette différence : interdit de l’adultère, du parricide, de l’abandon d’enfant ou de parent. Le caractère sacré reconnu à l’hospitalité va dans le même sens : un hôte est considéré comme membre de la famille pour un temps donné et ne peut plus être traité en étranger. L’épisode biblique bien connu du péché des habitants de Sodome (Gn 19) le montre bien : profiter d’un hôte pour le contraindre à des relations sexuelles est un viol, mais surtout un crime contre les lois de l’hospitalité. Que ces relations soient homosexuelles  n’a ici qu’un caractère aggravant.

            Cette compréhension du lien familial fonde nos conceptions de la vie sociale et politique : la Nation est pensée comme une grande famille. Un étranger, qui originellement n’avait pas part à ce lien spécifique, peut être accueilli comme un véritable membre de la communauté nationale : ayant les mêmes droits et devoirs que les autres citoyens, il doit être respecté comme tel. Et si l’on admet avec les Chrétiens que tous les  humains appartiennent à une unique famille, créée par un Dieu-Amour reconnu comme unique Père, alors nul ne pourra être considéré comme un étranger : tous sont frères et doivent se comporter comme tels.

 

Affaiblissement actuel des interdits liés à cette triple différenciation

 

            Dans le cas du mariage, en combinant ces trois différences fondatrices, on voit que l’ensemble des êtres humains se répartit entre « ceux qui sont épousables » (de la même génération, de l’autre sexe, situés hors du réseau familial) et ceux sur qui aucune entreprise sexuelle n’est permise (ceux d’une autre génération, du même sexe, ou qui font déjà partie de la famille).

            Dès son début, la Bible insiste sur ces trois différenciations structurantes :

- dans les récits de la Création (Gn 1 et 2), la différence sexuelle est constitutive de l’humanité, à cause du dessein créateur de Dieu.

- la différence des générations est posée avec l’entrée du premier couple humain dans l’Histoire : après la Chute originelle, procréation et engendrement caractérisent Adam et Ève, et toute l’humanité ; l’inceste est vigoureusement condamné.

- la différence fondée sur les liens familiaux est très présente : ces solidarités ne peuvent être rompues impunément. La condamnation du meurtre, du rapt, du viol et de l’adultère, le dit clairement.

            L’actuel affaiblissement des références religieuses au fondement de l’éthique s’accompagne d’une perception moins claire de cette triple différenciation. Avec la modernité, le poids des interdits traditionnels s’atténue. L’augmentation des cas d’inceste et d’atteintes sexuelles sur les mineurs pourrait l’indiquer. Avec la banalisation des relations homosexuelles et l’augmentation des divorces et des recompositions familiales, tout semble concourir à affaiblir le mariage et la famille, en minimisant les trois différenciations fondatrices et les interdits qui les expriment. Dans ces conditions, nul ne s’étonnera que cela puisse retentir sérieusement sur la qualité du lien social et du vivre-ensemble.

 

 

© Dominique FOYER  Septembre 2012 sur le site de discernement.com

Professeur à la Faculté de Théologie de Lille