Significations des relations sexuelles

Contrairement à ce que laisse entendre notre société occidentale, les relations sexuelles tirent leur beauté non de la technique mais du sens que les conjoints leur apportent.

 

INTRODUCTION

     Voilà la question centrale à laquelle il nous faut répondre. En effet, si les relations sexuelles n’ont pas de sens, alors tout est possible. En revanche si, comme nous le croyons, les relations sexuelles sont remplies de sens il convient non seulement de les connaître mais d’en tenir compte pour conduire notre vie.

     Pour nous permettre d'y voir plus clair, il nous faudra donc travailler des questions sur la gravité de l'acte ou le rapport à la fécondité ; se demander si les relations sexuelles ne sont qu'un degré supplémentaire parmi tous les gestes de tendresse ou si elles font passer une frontière significative dans la vie d'un couple. Enfin nous tâcherons de tordre le cou à un certain nombre d'idées reçues comme les relations sexuelles une affaire d'hygiène, de gènes ou d'hormones. Le but pratique de ces considérations consiste généralement à déresponsabiliser et à justifier des pratiques peu humanisantes ainsi qu’à déculpabiliser à moindre frais l'homme et la femme devant cet acte tout de même si fort dans les relations humaines.

     Les gestes n’ont aucun sens si aucune parole ne vient dire ce qui se joue ce qui est signifié dans le geste lui-même. En effet, la caresse ne tire pas son sens d’elle-même mais de celui ou de celle qui la pose, de celui ou celle qui la reçoit. Le caressé et le caressant ne le vivent d’ailleurs pas toujours de la même façon. La caresse ne devient parole que lorsque la parole existe déjà. La caresse est au service d’une réalité plus profonde, du désir de la rencontre. Il ne peut y avoir de « belles caresses » sans la possibilité réelle de dire oui ou non, sans la possibilité d’une parole.
     "La caresse est geste-parole qui franchit l’horizon ou la distance de l’intimité avec soi, du rapport solitaire à soi. Il en va ainsi pour le caressé, le touché, qui est abordé dans la sphère de son incarnation, mais aussi pour qui caresse, pour qui touche et qui accepte de sortir de soi pour ce geste. En ce sens, le geste de qui caresse n’est pas capture, possession, soumission de la liberté de l‘autre envoûtée par moi dans son corps, mais il est don de conscience, don de parole, don d’intention de qui touche à la présence concrète de l’autre, à ses particularités naturelles ou historiques" (1).

 

A. LE SENS DE LA CARESSE.


     Commençons par une petite réflexion de Paul Tillich, un philosophe américain :


 "Aucun objet n'est isolé. Plus nous allons en profondeur, moins il devient possible de considérer celui-ci comme séparé des autres et de la réalité dans son ensemble. Lorsque je rencontre un autre homme, nous sommes l'un pour l'autre des individus isolés. Mais lorsque nous accédons à des niveaux de l’existence personnelle qui ont été redécouverts par la psychologie des profondeurs, nous rencontrons le passé, les ancêtres, l’inconscient collectif, la substance vivante de laquelle participe tous les êtres vivants". (2)
       

     Il en est de même pour les relations sexuelles et dans un ensemble plus large pour les gestes de tendresse. Vues de loin elles ne sont que caresses, baisers ou relations sexuelles. Mais dès que nous nous approchons de cette réalité, très vite, il nous faut considérer quelles sont les personnes qui vivent cette relation, comment cela retentit dans leur corps, dans leur histoire, dans leur entourage.
     Nous savons bien que serrer la main de quelqu’un engage déjà une relation. Il est des cas où cela nous coûte de tendre notre main pour serrer celle d'un autre. Les hommes politiques le savent bien qui distillent savamment ce geste devant les photographes. Si ce simple geste peut être à ce point significatif, on ne peut dire, à moins de vouloir être aveugle et de s’abstenir de prendre la question au sérieux que les relations sexuelles, plus intimes et plus rares, sont à ce point banales qu’elles ne veulent rien dire.

     Bien des auteurs ont traité du sens de la caresse. Voici quelques citations de deux personnes qui les vivent mais qui ont aussi pris la peine de les réfléchir. Nous citons ici une femme puis un homme. Vous verrez qu’ils n’en parlent pas de la même manière. Au delà des diverses compétence, la différence des sexes joue aussi sur la manière de parler de cette réalité.
     Luce Irigaray est directeur de recherches en philosophie au CNRS. Son discours est à la frontière de la philosophie et de la poésie. Ne nous laissons pas impressionner et essayons de faire l’effort de comprendre.


"La caresse est incantation à toi comme irréductible au commun, au général, à une relative neutralisation dans le collectif. Elle est éveil ou réveil de toi à toi, et à moi. Appel à être nous.
La caresse est aussi louange. Hommage de fête, du soir, du printemps à ce que j'ai perçu, senti, éprouvé de toi durant le jour, la semaine, l'hiver, le quotidien plus ou moins bâti dans la grisaille des impératifs communs, des trajets urbains, de la soumission des rythmes de ma sensibilité à l'outil de travail, aux normes de la civilité.
La caresse est aussi invitation au repos, à la détente, à un autre mode de percevoir, de penser, d'être : plus calme, plus contemplatif. A un mode de percevoir et de penser moins utilitaires
". (3)

 

     La question du sens des gestes de tendresse et plus spécifiquement du langage des gestes a été très bien abordée par Xavier Lacroix (4). Plus descriptif que Luce Irigaray, il y évoque diverses réalités de la vie de couple : caresser ; embrasser ; le baiser ; pénétrer et être pénétrée. Voici comment un homme marié et un théologien parle de chacune de ces réalités :

  • Caresser n'est pas seulement éprouver le contact avec la peau de l'autre. C'est se porter vers lui, explorer son corps, le célébrer. "D'une caresse, je te fais briller de tout ton éclat" (Paul Eluard). Promenade sur le corps paysage, la caresse est moins conquête que quête, poétique, gratuite, sans but. Elle est expérience de l'impossible possession de l'autre. En sa chair, la (le) voici à la fois proche, très proche, et insaisissable, toujours autre, toujours à venir...
  • Embrasser, entourer de ses bras, les ouvrir pour recevoir, les refermer pour accueillir, ménager à l'autre une place contre soi. Image même de la relation non-violente, l'étreinte, tout en mimant la possession, dit la douceur de l'accueil réciproque où chacun ouvre son espace propre à celui de l'autre.
  • Le baiser, victoire sur l’appétit destructeur, renverse la signification courante de l'oralité : la bouche y devient non plus l'organe dévorateur, mais expressive du respect ou de la soif de l'autre, de l'échange des souffles, du désir de nourrir l'autre, échange intime annonçant d'autres échanges intimes. Après la parole, le retour aux sources de la parole. "Amants, quand aux lèvres l'un de l'autre vous vous portez comme pour boire..." (R. M. Rilke).
  • Pénétrer, être pénétrée : gestes d'hospitalité. Être accueilli, accueillir. L'acte peut être plus ou moins violent, accompagné du consentement plus ou moins grand des sujets... Mais d'où vient ce désir "d'être inclus" (Ferenczi) ? Chacun des deux partenaires en cet instant n'entoure-t-il pas l'autre, de manières dont la différence ne manque pas de sens ? (5)

     Il est étonnant de voir combien ces deux « témoins » ne peuvent s’empêcher d’avoir recours à la poésie, sous une forme ou sous une autre, pour évoquer l’univers des caresses. Pourquoi ne se sont-ils pas contenter d’une description technique ? Parce que le sens du geste n’est pas d’abord dans la technique.

Sans pour autant rentrer dans les détails retenons tout de même que du point de vue philosophique, du point de vue du sens, un acte quel qu'il soit (une parole, un rapport sexuel, une œuvre d'art...) ne porte en lui-même son propre sens. "Le sens n'est jamais isolé" (6). Le même geste, posé de la même manière n'aura pas la même signification selon le contexte dans lequel il est vécu. Les nombreuses citations tirées des poètes, montrent à quel point les mots sont limités pour dire le sens de ces gestes.
     Prenons un exemple plutôt loin de notre sujet. Si vous rentrez dans la mairie de votre commune et que vous voyez la photo officielle du Président de la République Française, quelle que soit votre propre opinion politique, il est possible que vous trouviez cela normal, ordinaire et même que vous ne remarquiez même pas cette photo. Mais si, lors d'un voyage culturel en Mongolie, sous une yourte vous tombez sur le même portrait, l'objet à lui seul risque de vous renvoyer à toute votre culture française et pas seulement à la photographie officielle du Président en cours de mandat. Bref ! le contexte contribue considérablement au sens du geste. Ainsi la vie quotidienne sur laquelle va s'inscrire la relation sexuelle va influer considérablement sur ce qui va être vécu ; sur ce que le couple veut se dire à ce moment là ; si c'est la première fois, ou pour se retrouver après un conflit pour exprimer une réconciliation, ou encore pour conclure une belle journée, pour se dire un "je t’aime", ou si c'est pour essayer d'avoir un enfant ...

     Plus encore que la vie quotidienne, la culture aussi contribue considérablement au sens du geste que nous posons. Nous savons très bien qu'un baiser sur la bouche à Moscou peut se faire entre hommes sans pour autant qu'ils soient homosexuels. En Mauritanie, les hommes se tiennent par la main et ils ne sont pas plus homosexuels que les russes. En France tous ces gestes, même posés par un russe ou un mauritanien ne seraient pas compris. Autrement dit, en France notre imaginaire collectif est chargé d'une quantité d'images associées à des contextes précis. Gardons-nous de croire que la culture ça se change comme les idées. Elle a une inertie immense, elle change très lentement. C'est à l'intérieur de celle-ci que nous devons nous positionner. C’est avec son vocabulaire et sa grammaire que nous devons essayer de trouver et d'exprimer le sens de nos gestes.
 

     Le sens est inséparable de règles sociales (7). De même qu'il faut des règles de grammaire pour permettre aux mots d'être riches de sens dans leurs multiples associations, de même la société a besoin de règles pour lire et comprendre ce qui se passe entre les hommes. Les règles introduisent de la différence dans les comportements humains et des interdits (des entre-dits). C'est justement parce qu'une distance nous est imposée par la culture, la société, nos traditions familiales qu'une parole se libère. Les interdits nous libèrent du monde fusionnel, confus et anarchique.
     Pour que cette vie ne tombe pas dans l'indifférence, l’interdit nous impose de consentir au temps qui passe et à assumer la différence des sexes et des générations. Il nous impose des règles et des rites de passages. Vouloir aller trop vite et n'importe comment pour vivre une « sexualité confortable » (8), c’est-à-dire sans respect de l’autre, sans responsabilité vis-à-vis de l’autre, porte le risque de perdre petit à petit le sens des gestes de tendresse. Cela peut aller jusqu'à la perte du désir, objet de consultation classique chez les sexologues.

Le fait d’être amoureux ou amoureuse n’est pas suffisant pour se livrer dans les bras d’un(e) autre et pour l'accueillir. Certes, c’est au moment où on est amoureux que l’on se livrerait le plus volontiers à la rencontre de l'autre. Le désir profond de concrétiser une union des sentiments par une union des corps avec celui ou celle que l'on croit, que l’on veut aimer nous jette dans un monde fusionnel dont nous sortirons inévitablement un jour. Mais lorsque les différences sont trop vite gommées au profit de la rencontre immédiate de l’autre, la rentrée dans le réel est d'autant plus rude.
     Pour s’aimer vraiment, il faut du temps, du temps pour reconnaître les différences de l’autre, des différences que l’on a pu s’exprimer. Lorsque les partenaires consentent à vivre cette différence, c’est alors et alors seulement que l’amour a de l’avenir jusque dans une communion de destin qu’est le mariage. Si la loi française maintient un âge limite en deçà duquel il n’est pas possible de se marier (9), ce n’est pas pour embêter le monde. C’est parce qu’on ne peut pas tricher avec l’humanité et la psychologie des uns et des autres. Et vue l’ « interminable adolescence » (10) dans laquelle les jeunes de cette fin de siècle vivent, il faudrait sans doute remonter cet âge. Cela provoquerait la réflexion de chacun, éprouverait leur patience et éviterait bien des erreurs.

     Ceci nous amène enfin aux rites de passages qui permettent, c’est le cas de le dire, le passage à l’acte au niveau des relations sexuelles. Lorsque j’accueille des "fiancés" pour leur préparation au mariage, en fait ils ne sont pas fiancés. Si je leur demande comment ils se présentent ou parlent de leur "fiancé(e)" à leurs parents ou à leurs amis, ils répondent : « copain ou copine, petit(e) ami(e) », le plus souvent ils se contentent du prénom de leur futur conjoint. C’est quand même limité et peu significatif lorsqu’on sait l’étendue de la réalité décrite par un tel vocabulaire dans notre culture française. Mais lorsqu’ils se fiancent, ils disent gagner un statut social. Le regard des autres sur eux modifie et clarifie leur propre manière de se recevoir l’un de l’autre.
     Je voudrai plaider vigoureusement pour un retour au rite des fiançailles. Qu’importe au fond la manière dont il se déroule, mais que les jeunes puissent avoir des étapes vers le mariage sans se lancer trop vite dans une vie qui y ressemble les aidera profondément à se préparer au mariage lui-même. Utiliser un vocabulaire précis qui dise qui est qui n’est pas un luxe ringard. Il est bon d’avoir des étapes qui vous rapprochent d’un moment fondateur. C’est humain au sens où cela vous humanise, où cela respecte les rythmes de votre humanité. La vie ce n’est pas de l’ordre du tout ou rien. Le mot de fiancé intègre profondément la dimension de confiance dans une parole donnée pour vivre dans un avenir proche la réalité du mariage. Mais cet amour vivant "déjà là" n'est "pas encore" réalisable dans la forme concrète du mariage. Ce temps des fiançailles vraies, où les fiancés jouent le jeu de la distance et du temps, permet encore dans le temps qui reste approfondir leur projet de vie.
Dans le même sens, le psychanalyste Tony Anatrella peut affirmer :
« Notre vie sociale manque de rites d’initiation. Quand une société abandonne ses rites, le sujet se trouve dans l’anxiété et le doute et il s’organise pour en trouver d’autres. Le rôle des sectes et de la drogue est bien significatif à cet égard ». (11)

     On pourrait se demander si ce que les jeunes appellent « le mariage à l’essai » n’est pas favorisé par cette absence de rite qui marque la relation privilégiée qui est en train de se construire entre un jeune homme et une jeune fille. Sauf que justement c’est déjà une forme trop proche du mariage. Cela empêche bien souvent d’y voir clair dans les relations qui se nouent. Les fiançailles, quant à elles maintiennent une distance parce qu’elles ne disent pas le mariage. Elles disent simultanément le désir du mariage parce qu’il y a suffisamment de confiance partagée et la nécessité d’attendre parce que tout n’est pas mûr, tout n’est pas prêt.

     Enfin, nous voudrions conclure ce chapitre sur le sens proprement dit des caresses en présentant deux manières d'en parler non pas au sens poétique ou descriptif comme précédemment mais au niveau des conditions de possibilité. Je cède à nouveau la parole à Luce Irrigaray :


Pour franchir une limite, il importe que celle-ci existe. Pour se toucher dans l'intersubjectivité, il est nécessaire que deux sujets acceptent la relation et qu'ils aient la possibilité de l'accepter, que chacun ait la possibilité d'être sujet concret, corporel, sexué (en non modèle abstrait, neutralisé, factice ou fictif).
Il importe aussi que chacun(e) ait pu donner librement son accord dans le franchissement de l'horizon de l'intégrité subjective, intégrité qui devrait être garantie par un droit.
Un oui de l'un et de l'autre devrait intervenir avant toute caresse.
Un oui qui est accord à m'intéresser plus avant à ta présence concrète, à dépasser les limites de la vie communautaire.
Un oui qui est aussi accord à te donner accès à mon corps, à ma sensibilité, à ma pensée et à mon langage plus intimes, étrangers à l'unité du travail et de la vie dans la cité.
(12)

 

     Éric Fuchs, quant à lui, propose quatre critères pour décrire une relation amoureuse réussie :

La sexualité sera dite humaine lorsqu'elle permettra une relation amoureuse réussie. Et on précisera ce dernier adjectif, évidemment ambigu, en disant qu'une relation amoureuse est réussie lorsqu'elle est libre, adulte, créatrice et intégrée.


Libre parce qu'il ne peut y avoir de relation sexuelle authentique sans liberté des partenaires : le viol, quoi qu'il en soit des fantasmes qu'il véhicule depuis toujours, n'a jamais été reconnu par l'humanité comme un modèle de relation réussie !

Adulte, parce que, dans cette perspective, une relation sexuelle réclame que les partenaires sexuels soient le plus possibles libérés de leurs dépendances infantiles : maturité physique et maturité psychique ne se confondent pas forcément !

Créatrice, c'est-à-dire cherchant à créer avec le partenaire sexuel une réalité nouvelle qui soit autre chose et plus que la somme des deux individus en cause : l'enfant sera le signe par excellence de cette réalité nouvelle créée par le couple, mais pas le seul ; tout un réseau de relations se tisse entre les deux partenaires et à partir d'eux, lequel constitue une réalité sociale, culturelle, affective, nouvelle.

Enfin, intégrée, parce qu'on ne saurait séparer la sexualité du reste de l'existence et quelle est appelée à signifier et à permettre une relation plus totale, englobant toute l'activité des deux membres du couple, et pas seulement leur désir sexuel.
On notera tout spécialement que la réussite de la relation amoureuse ne dépend pas d’abord de l’intensité de la jouissance ou de l’orgasme contrairement aux visions des rapports amoureux imposées par la culture occidentale. (13)

Pour travailler ces deux textes, nous pourrions nous poser les questions suivantes :
Nous aident-ils :

  • à trouver des critères pour dire si une caresse est belle ou pas ?
  • à dire à partir de quand une caresse peut-elle être risquée ?

 

B. DIMENSIONS LUDIQUES ET GRAVES
 

     L'Église a souvent présenté les relations sexuelles comme quelque chose de grave, de sérieux. La gravité du discours de l'Église sur la vie de couple trouve son origine dans une réaction à la légèreté avec laquelle la civilisation romaine rendait possible l'exercice de la sexualité. Ainsi les citoyens avaient une épouse pour avoir des enfants mais il leur était loisible d'avoir des maîtresses, des concubines ou d'user de leurs esclaves pour le plaisir (14). Le respect légitime dû à l'épouse, la dignité de toute femme et l’accueil de la réalité du mariage a conduit l'Église à recentrer la réalité du mariage avec tout le sérieux nécessaire sur une seule dimension : la fécondité.
De plus le grand Saint Augustin qui fut tout un temps en proie à la passion dévorante de la sensualité a tiré de ses expériences et de ses réflexions un pessimisme sur cette dimension concrète de la vie conjugale. Seuls les rapports conjugaux en vue de la procréation n’étaient pas un péché. Comme remède à la concupiscence, au désir qui porte l’homme et la femme l’un vers l’autre, ils demeuraient péchés véniels. Quant à l’adultère, c’est bien sûr péché mortel (15). Bref ! Sauf cas rares, l’exercice de la sexualité était profondément lié au péché. Nous subissons encore les conséquences d’une telle perspective.
     Le pessimisme d’Augustin sur les relations sexuelles et en particulier sur l’expérience du plaisir provient certainement d’une culpabilité mal gérée sur la première partie de sa vie. Mais il s’alimente aussi du soupçon que portait le stoïcisme sur le plaisir sexuel. La tentative du stoïcisme est entre autre de maîtriser l’ensemble de la vie. Nous gardons tous dans nos mémoires, comme image d'Épinal, l’attitude stoïque de Montaigne face à la douleur. En aucun cas il n’aurait voulu se laisser dominer par elle. Le stoïque agit de même vis-à-vis du plaisir. En aucun cas il ne voudrait se laisser dominer par lui. Or l’expérience du plaisir est aussi une expérience de "démaîtrise", de perte de contrôle sur soi-même. L'extase est une sortie de soi au sens le plus étymologique du terme.
     Nous héritons encore aujourd’hui, quelque part au fond de nos consciences de la culpabilité augustinienne renforcée par le stoïcisme. A cause de cela, au fil des siècles l’acte sexuel est devenu très sérieux, trop sérieux et cela a marqué jusqu’à nos jours nos consciences chrétiennes.

     Il manquait sans doute l’expression positive du jeu, du ludique et du plaisir qui existent dans la rencontre des époux. La Bible, spécialement dans le Cantique des Cantiques, témoigne pourtant de cette heureuse et délicieuse rencontre de l’homme et de la femme :


Elle : Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! Car tes caresses sont meilleures que du vin, meilleures que la senteur de tes parfums. Ct 1, 2-3.
Elle : Mon chéri pour moi est un sachet de myrrhe : entre mes seins il passe la nuit. Ct 1, 13.
Lui : Que tes caresses sont meilleures que du vin, et la senteur de tes parfums que tous les baumes. Ct 4, 10.
Lui : Je viens à mon jardin, ma
sœur, ma fiancée ; je récolte ma myrrhe avec mon baume ; je mange mon rayon avec mon miel ; je bois mon vin avec mon lait ! Ct 5, 1.

 

     Le plaisir des caresses est bien présenté comme un cadeau merveilleux de l’existence. Et on ne voit pas pourquoi l’expérience de ce plaisir, cette "démaîtrise" serait une offense au Créateur pourvu que le cadre de tout ceci soit celui de l’amour exprimé dans le mariage.
     Depuis le nouveau code de droit canon de 1983, une ouverture s’est faite sur ce sujet. Ainsi nous pouvons lire au canon 1055 : « L’alliance matrimoniale, par laquelle un homme et une femme constituent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des époux ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants (16), a été élevée entre baptisés par le Christ Seigneur à la dimension de sacrement ». Même s’il faut encore lire entre les lignes, l’expression « bien des époux » laisse toute la place aux dimensions du jeu et du plaisir propres à toute vie de couple.
     On est loin du canon 1013 de 1917 : « La fin première du mariage est la procréation et l’éducation des enfants ; la fin secondaire est l’aide mutuelle et le remède de la concupiscence ». Il relevait encore de la théologie pessimiste de saint Augustin.


     Xavier Lacroix, théologien, marié et père de famille, dit très bien cela en parlant du « jeu amoureux des amants » :

« Rompant avec les tâches quotidiennes et le travail "utile", ils se dépensent "pour rien". Ils perdent du temps ensemble. Ils expérimentent qu'ils ne sont pas seulement au service d'une œuvre, aussi noble soit-elle, - famille et enfants par exemple - mais des vivants incarnés qui redécouvrent humblement leur incarnation en ne craignent pas de poser des gestes qui, jugés selon les catégories du sérieux passeraient pour ridicules. Ils acceptent d’être ridicules. Ils cessent pendant quelques instants de se prendre pour des grandes personnes. » (17)

 

     Pour donner un exemple, écoutez autour de vous les surnoms que se donnent les amoureux. Ils sont ridicules et pourtant ils ne sonnent pas faux lorsque ce sont eux qui les utilisent. Lors des préparations au mariage, ils en ont parfois tellement conscience que tous n’osent pas les dire en public.

     Nous sommes donc en train de retrouver la dimension légère des rapports amoureux sans pour autant laisser tomber leur dimension de gravité. Lorsqu’on sait que ce qui est grave, c’est ce qui a du poids (Gravidus, gravis = lourd, caractère de ce qui a du poids en latin) on ne peut que remarquer le paradoxe qui décrit les relations sexuelles. Comment peuvent-elles être à la fois légères et graves ? En fait, c’est dans le paradoxe que se trouve le chemin de la vérité.

     La société propose une nette séparation dans la manière de vivre les aspects légers et graves de l’acte charnel. Du moins, elle voudrait nous faire croire cela : « Il n’y a pas de mal à se faire du bien ». De nos jours, une tendance de fond se dessine : le ludique est devenu le fil conducteur principal (18) de la vie et spécialement de la vie sexuelle. Mais depuis quelques années déjà, on commence à trouver des remarques qui pointent l'incapacité de l'Éros à trouver en lui-même sa propre justification, son propre sens.

 

« L'Éros est fatigué ; on a peu découvert, beaucoup regardé en cherchant la surprise, et finalement, on s'est ennuyé. Il manquait ici et là la part du rêve qui transforme la démonstration en sous-entendu, l'image en évocation, le geste en promesse. Bref, il manquait l'érotisme qui n'est "super" que dans l'intimité et reste interdit d’antenne pour cause d'imagination » ! (19)

 

     En fait, à trop vouloir la légèreté sans lien réel avec la gravité relationnelle de l’acte, il n’y a plus de jeu. En effet, qu’est-ce que le jeu sinon une détente dans un cadre sérieux dont on a besoin de s’extraire pour décompresser. Si tout est léger, le jeu perd son sens et devient fade. C’est comme pour les vacances, on en profite si on a la chance de pouvoir aussi travailler.
     Chassée à grand renfort d’idéologies et de démissions, la dimension grave revient aujourd’hui en force. La crainte des maladies sexuellement transmissibles et tout spécialement la crainte du SIDA a réintroduit la notion de gravité dans les rapports amoureux. Mais avec une différence de taille. En effet, la gravité est revenue devant la peur de la maladie et de la mort alors que l’Église parle de gravité pour évoquer la dignité du geste que le Créateur a confié à l’humanité. Mieux vaut tout de même un retour vers le respect de l’autre, la connaissance de son histoire, fussent-ils motivés par la peur de la mort, que d’aller tout droit à la mort. Alors qu’on a voulu une sexualité libérée, sans responsabilité, incidemment, le drame du SIDA rappelle que l’exercice de la sexualité met en jeu des personnes, soi-même et le partenaire pour ne pas parler de l’entourage. Il est à souhaiter que, lorsqu’on mène une vie sexuelle risquée, se protéger soi, protéger l’autre commencent à entrer dans les mœurs. Ce n’est pas encore gagné. Le rapport Spira cité plus haut montre qu’en fait les comportements sexuels des français n’ont pas beaucoup changé depuis l’apparition du SIDA.
     Ne sommes-nous pas là devant l’attitude du fils prodigue qui revient à la maison ? Il revient non pas par conscience vive d’avoir considéré son propre père comme déjà mort (donne-moi la part d’héritage qui me revient) mais par son intérêt premier (même les ouvriers de mon père ont de quoi manger alors que moi, je meurs de faim) (20).

     Même si la thèse peut paraître abrupte, nous pourrions dire ceci : autant l’Église a trop souvent insisté sur la gravité, autant la société occidentale contemporaine ne parlait que de légèreté. Les moyens contraceptifs lui donnaient les moyens de masquer cette dimension. Il serait sans doute bon de réconcilier ces deux dimensions, chacune étant au service de l’autre. Si vous voulez profitez pleinement de l’aspect ludique de la rencontre de l’autre, il faut tout aussi pleinement en assumer la gravité. La rencontre vraie de l’autre, la fécondité, et même la caresse, sont des lieux qui peuvent dire beaucoup, gardons-nous de les traiter de manière anodine, banale et finalement sans saveur. Les amoureux qui s’embrassent langoureusement en public pendant des minutes interminables n’ont sans doute plus rien à se dire pour s’exhiber à ce point. Il ne s’agit pas d’être léger ou grave mais bien d’être légèrement grave ou gravement léger.
     On trouve une telle articulation dans la parabole des 10 vierges dans L’Évangile selon saint Matthieu au chapitre 25 :


Alors il en sera du Royaume des cieux comme de dix jeunes filles qui prirent leurs lampes et sortirent à la rencontre de l’époux. Cinq d’entre elles étaient insensées et cinq avisées. En prenant leurs lampes, les filles insensées n’avaient pas emporté d’huile ; les filles avisées, elles, avaient pris, avec leurs lampes, de l’huile dans des fioles.
Comme l’époux tardait, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent. Au milieu de la nuit, un cri retentit : « Voici l’époux ! Sortez à sa rencontre. » Alors toutes ces jeunes filles se réveillèrent et apprêtèrent leurs lampes. Les insensées dirent aux avisées : « donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent ». Les avisées répondirent : « Certes pas, il n’y en aurait pas assez pour nous et pour vous ! Allez plutôt chez les marchands et achetez-en pour vous. » Pendant qu’elles allaient en acheter, l’époux arriva ; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle de noce, et l’on ferma la porte.
Finalement, arrivent, à leur tour les autres jeunes filles, qui disent : « Seigneur, seigneur, ouvre-nous ! » Mais il répondit : « En vérité, je vous le déclare, je ne vous connaîs pas. Veillez donc car vous ne savez ni le jour ni l’heure
.

 

     Il s’agit de se rendre à la fête de la noce. Pour cela le seul laissez-passer est une lampe à huile allumée. Pour profiter de la fête, il fallait être prévoyant. À travers l’huile, c’est l’attitude de prévoyance qui ne peut être partagée. L’insouciance a rendu la fête inaccessible aux 5 jeunes filles insensées.
     Il n’y a pas de fête qui ne se prépare sérieusement. Qui d’entre nous, invité à un repas chez le Président de la République, oublierait le carton d’invitation, ne mettrait son plus bel habit ? Cette tension entre le ludique et le sérieux est profondément humaine au sens où y manquer nous fait perdre le sens et de l’un et de l’autre.
     On pourrait maintenant compléter la petite exégèse rabbinique rapportée au début de ce travail. Elle rappelait que si on enlevait la présence de Dieu du cœur de l’homme et de la femme, il ne restait plus que le feu de la passion. Il faudrait maintenant préciser que la présence de Dieu n’enlève pas la passion mais lui donne son sens.

 

C. LA FECONDITE ET SA MAITRISE.


     La fécondité est un des aspects incontournables des relations sexuelles. Qu’allez-vous faire de cette capacité extraordinaire de transmettre la vie ? Cyclique chez la femme, permanente chez l’homme, comment votre rencontre saura respecter cette différence si essentielle ?
     Ce n’est pas le lieu ici de faire l’inventaire des différentes manières de réguler les naissances. Nous le savons, l’Église invite les couples mariés à chercher un chemin qui respecte la nature de l’homme et de la femme et donc à trouver une méthode qui respecte le rythme féminin. Un tel chemin, jamais facile, passe toujours par une vraie connaissance de son corps et de celui du conjoint. Il appelle à une réelle maîtrise de soi et s’enrichit toujours du respect de l’autre. L’efficacité des méthodes d’auto-observation de la femme est aussi élevée que dans le cas des pilules. Si elles n’exigent pas un niveau intellectuel particulier, elles imposent, en revanche, une formation et une rigueur sans faille dans la mise en œuvre.
     Cependant, en général, les jeunes qui s’engagent dans des rapports sexuels avant le mariage se tournent vers des moyens contraceptifs artificiels (21). Et mieux vaut encore une contraception que d’avoir des relations sexuelles au petit bonheur la chance. Qui a rencontré un jeune homme ou une jeune fille en train de se découvrir père ou mère sait le drame qui se joue alors dans la conscience de l’un et de l’autre : Garder l’enfant ? Se marier alors que ce n’était pas souhaité ? Avorter ?...
Mais là non plus n’est pas notre propos.

     Ce qui nous intéresse ici, est l’habitude contraceptive dans laquelle les jeunes vont s’installer. Les conséquences sont de deux ordres :

  • D’une part, on ne modifie pas la physiologie d’une femme (lorsque la contraception est chimique) de manière forte par des hormones de synthèse sans qu’il y ait des répercussions sur sa psychologie et son corps. Certes les pilules ont une réelle efficacité contraceptive lorsqu’elles sont utilisées correctement, même si le risque zéro n’existe jamais là où la responsabilité humaine est en jeu. « Il y a des actes manqués très réussis » disait Xavier Thévenot.
  • D’autre part, l’habitude contraceptive, que d’aucun disent au service de la spontanéité de l’amour et d’une sécurité vis-à-vis d’une grossesse non souhaitée ne donne pas toujours tous les fruits attendus.

L’attitude contraceptive pour une plus grande spontanéité conduit souvent à une impasse. Lorsque vient le moment où l’on ne peut plus s’abandonner à la spontanéité, on reste dépourvu, faute d’avoir appris ensemble la maîtrise de soi. La peur de l’enfant ou le véritable impératif de ne plus en avoir laissent ces époux désarmés et les font lourdement pencher vers le contraceptif chimique ou technique. (...) Que dire de la femme qui perd les indications proprement féminines de sa personne qui l’ont façonnée depuis des années ? Insensiblement, il est possible que la femme acquiert une sexualité de type masculin et une psychologie d’ « indépendance » qui est un leurre. Quant à l’homme, il risque de s’enfoncer dans un égoïsme qui ne le satisfera pas. Puisqu’on supprime les indications qui lui permettraient de connaître et de recevoir, conformément à sa responsabilité, la compagne que le Créateur lui confie, il risque de s’isoler dans sa masculinité, sans rien vouloir connaître du corps et de la psychologie de sa femme. (22)


     En fait, les risques, outre ceux inhérents aux effets secondaires à la prise d’hormones chimiques pour la femme, est de rentrer pour le couple dans une dépendance aux moyens contraceptifs, d’ignorer l’autre, voire de ne pas le respecter. Le jour où ils ne seront plus possibles pour des raisons x ou y, comment le couple gérera-t-il sa sexualité ?
     Le choix fait à une période de la vie du couple a pu être considéré à cette époque là comme le meilleur pour le couple, pour l’expression de son amour. Or la vie nous travaille, le contexte d’une décision change et il devient utile et nécessaire de reprendre à frais nouveaux une décision. Même si ce n’est pas toujours facile, il est important d’en parler régulièrement dans le couple afin que cette question ne relève pas de la seule responsabilité de la femme. Le bon sens rappelle en effet que ce n’est pas la fécondité de la femme qui est en jeu mais celle du couple. L’homme est tout autant concerné !
     L’expérience montre que pour un couple le choix d’une méthode de régulation des naissances n’est pas définitif au sens où on n’en reparle plus jamais une fois la méthode adoptée. Elle doit régulièrement être remise en cause quitte à reconduire celle qui a été choisie. Cette remise en cause peut se faire à la lumière des fruits attendus de la méthode que le couple avait choisie et de ceux qu’il a effectivement récoltés.
     Ceci ne peut se faire que sur des périodes assez longues. Or dans les relations sexuelles avant le mariage, il y a bien des cas où le temps n’est pas assez long pour permettre une évaluation sérieuse de la méthode retenue.

Enfin, il convient de s'intéresser à l'attitude contraceptive qui peut être engendrée par une pratique contraceptive. Nous savons que ce qui fait le mariage, c'est le don mutuel dans une confiance partagée et pour toute la vie. La contraception est un moyen de retenir une partie de soi, de sa fécondité. « Je te donne tout de moi-même, de mon corps sauf ma capacité d’être fécond(e). Ma confiance en toi, en moi, ne va pas jusque là. »
     Cette réserve qui est faite dans le don de soi, dans la confiance en la capacité de l’autre à patienter, à réguler ses élans spontanés est un véritable coup de canif dans le contrat de mariage. « Or si j’ai pu réserver une part de moi-même sur le terrain de la sexualité, pourquoi ne réserverai-je pas une autre part de moi-même dans le domaine de l’argent en gardant une part de celui que je gagne pour moi ; Je ne lui pardonnerai que s’il s’excuse ; Je ne l’écouterai pas si elle ne m’écoute pas d’abord ; je ne lui demanderai pas comment s’est passé sa journée si elle / il ne me le demande pas d’abord ; ... »
     L’attitude contraceptive qui est ici décrite est sûrement une des raisons de nombre de divorces. Plus on se réserve et moins on se donne. Le présupposé du don mutuel se voile au profit de petites mesquineries. Le couple cède petit à petit la place à deux individualités. L’amour inconditionnel, fondement de tout mariage, s’encombre d’une quantité de post scriptum.

     Je ne pense pas que l’attitude contraceptive que je décris ici découle automatiquement d’une pratique contraceptive. Bien des couples qui ont choisi à contre cœur ce mode de régulation des naissances ont pu garder une générosité bien vivante. Néanmoins, le risque demeure d’autant plus qu’il est subtil et qu’il s’installe sans bruit dans le couple. (23)

 

D. LA REVELATION DE SOI DANS LA DEMAITRISE DU PLAISIR.


     Une question importante se pose lorsqu’on parle des caresses et des relations sexuelles : Y a-t-il une différence de degré ou de nature entre le baiser des amoureux et l’acte sexuel ? Franchit-on une frontière ou n’est-ce qu’un pas de plus dans la rencontre de l’autre ? L'expérience partagée du plaisir est-elle déterminante dans l'évolution de la relation ? Nous le pensons fortement.
     Ceux et celles qui se sont donnés l’un à l’autre au cours d’une soirée un peu plus tendre que d’habitude où les baisers ont conduit à un peu plus d’intimité laquelle a exacerbé un peu plus les désirs... diront peut-être que tout cela n’est qu’affaire de degré. Ce n’est pas si sûr.
     L’expérience de la nudité de l’autre et du plaisir sont toujours des expériences de "démaîtrise" où l’on s’abandonne, où l’on se donne, où l’on se révèle de manière radicalement neuve. « Il y a toujours un moment où la sexualité nous domine » (Malraux). Les amoureux le savent bien : « Jamais de la vie, on ne l’oubliera la première fille qu’on a prise dans ses bras » (Brassens). Faut-il vraiment se révéler aussi intimement le plus vite possible au risque de renouveler cette révélation à un autre, à d’autres ? Que direz-vous de radicalement neuf, que vous n’aurez jamais livré à celui ou celle que vous choisirez pour la vie ? N’est-ce pas là un cadeau que vous pourriez réserver à l’élu(e) ?

     La question pourrait encore se dire autrement : « D’accord, nous avons compris qu’il était important de ne pas avoir de relations sexuelles avant notre mariage, mais jusqu’où pouvons-nous aller ? »
N’attendez pas ici un catalogue du permis et du défendu. Voici cependant quelques critères pour vous aider à y voir clair :

 

  • Parlez avant entre vous de ce que vous souhaitez vraiment vivre de telle manière que dans le feu de l’action la parole donnée soit entre vous comme un juge de paix. Et il est prudent de ne pas changer de décision à chaud.
  • Ne vous mettez pas dans des situations incontrôlables : tenues, attitudes suggestives, abus d’alcool, fatigue, horaires tardifs, confiance trop grande en la maîtrise de l’autre qui lui aussi comptait sur la nôtre... C’est toujours plus facile à dire qu’à faire. (24)
  • Il n’y a pas de caresse pure de toute ambiguïté. La personne caressée est toujours caressante, le touchant est simultanément touché.
  • Enfin, n’oubliez pas que toute caresse appelle la suivante. Alors, comme le dit si bien Luce Irigaray citée plus haut, « Un oui de l'un et de l'autre devrait intervenir avant toute caresse ».

 

E. L’INSTINCT SEXUEL N’EXISTE PAS !


     Nous ne sommes pas des bêtes. Dans un troupeau les rapports sexuels sont purement instinctifs et exclusivement liés à la reproduction. Si l’homme appartient bien au règne animal, il a la conscience des actes qu’il pose et la capacité de leur donner du sens. Ne soyons pas pervers en utilisant cette spécificité humaine de la conscience pour légitimer des comportements régressifs et inhumains. On ne peut invoquer l’humanité contre l’humanité.


1. L’acte charnel n’est pas une affaire d’hygiène.


     On entend souvent des jeunes parler des relations sexuelles comme d’actes hygiéniques, surtout chez les garçons d’ailleurs. Qu’entendent-ils par là ? Quelque chose qui libère d’une tension, le plaisir qui détend.
     L’expression : « hygiénique » tend à faire croire que ne pas passer à l’acte c’est prendre le risque de devenir malade ou sale puisque l’hygiène a un rapport immédiat avec la santé et la propreté. Que je sache, la continence, c’est-à-dire l’absence de plaisir sexuel vécu en couple ou seul par la masturbation, n’a jamais rendu malade qui que ce soit au niveau du corps. Que cela soit difficile à vivre et ne se passe pas toujours bien dans la tête et que pour des raisons psychologiques ou culturelles on ne puisse supporter longtemps une telle abstinence, cela peut arriver chez certains. Mais évoquer l’aspect hygiénique ne se fonde sur aucune réalité médicale sérieuse.
     Enfin, pour avoir déjà entendu des questions sur ce sujet, rappelons aux lecteurs masculins que ceux qui seraient angoissés quant à l’évacuation du « surplus » de spermatozoïdes n’ont pas de crainte à avoir. Ils sont éliminés naturellement par les voies naturelles sans qu’il y ait besoin de rapport sexuel ou de masturbation.
     Et si jamais l’un ou l’autre brûlait littéralement de ne pas avoir de relations sexuelles, cela relèverait plus de la rencontre avec un psychologue que d’une hygiène quotidienne. Mais rassurez-vous, les « don Juan » ou les « nymphomanes » sont plutôt rares et vous n’en êtes probablement pas. Avant d’aller voir un psychologue ou un conseiller conjugal, demandez-vous si vous avez déjà fait sérieusement et durablement l’effort de la patience, du respect de vous-mêmes et du respect de l’autre. Vous expérimenterez sans doute que c’est possible et qu’il y a de la joie à faire cet effort, même si vous n’y arrivez pas du premier coup.


2. L’acte charnel n’est pas génétique.

 

     Nous pouvions lire dans le page du magazine VSD du 25 août 1994 la nouvelle d’une surprenante découverte : celle du gêne de l’infidélité. Cette pseudo découverte présentée par un obscur scientifique américain légitimait tous nos comportements de l’ordre de l’infidélité. En effet, tout ce qui est génétique, comme les yeux bleus, ne dépend pas de notre liberté et nous enlève donc toute responsabilité en la matière. (25)
     Ce genre de propos laxistes tenus et répétés sur toutes les ondes sans aucun discernement au moment où les français se doraient la pilule sur les plages relèvent du scandale pur et simple et de la provocation à l'infidélité la plus pernicieuse.

     Oui il y a en chacun de nous des pulsions de tous ordres. Personne ne peut le nier. Même la Bible en fait mention. Comme le dit Saint Jacques, nous avons des "instincts".
"D'où viennent les guerres, d'où viennent les conflits entre vous ? N'est-ce pas justement de tous ces instincts qui mènent leur combat en vous-mêmes ?" (26)

     Et ils ne sont pas seulement d’ordre sexuel. Ils s’expriment aussi en terme de violence ou de désir de puissance, de toute puissance. Qui d’entre nous n’a pas souhaité être le meilleur ou regretté de ne pouvoir l’être ? Qui d’entre nous n’a pas désiré être le plus grand ? Qui d’entre nous n’est pas habité de désirs ambigus ?
     Mais ce n’est pas parce qu’ils existent qu’il faut y consentir sous prétexte de leur seule existence. VSD avait beau jeu de soutenir le gène de l’infidélité. En aurait-il fait autant pour les pulsions de violence et de toute puissance ? Faut-il que là aussi nous soyons irresponsables ? Vous le savez bien la société ne résisterait pas une semaine à ce genre de traitement.
     En fait devenir homme, devenir femme, devenir un adulte c’est petit à petit apprendre à organiser ces pulsions, à les convertir en désir et à les mettre au service d’un projet de vie : un mariage, un célibat, un veuvage, un métier...

 

3. L’acte charnel ne se réduit pas aux hormones.


     Combien de fois entendons-nous dire dans des émissions de radio et ensuite dans la bouche des jeunes que les relations sexuelles ne sont que le résultat d'hormones et d'odeurs. Si ce n'était que cela, d'une part nous ne serions pas meilleurs que les animaux ; d'autre part on verrait tout le monde faire l'amour avec n'importe qui. Et qu'on ne vienne pas dire que s'il y en a qui sont restés fidèles c'est parce qu'ils sont victimes "d'une morale bourgeoise judéo-chrétienne". Il y a bien trop de couples fidèles en France pour que cela ne touche que les « bourgeois ». Plus de 80% des français et des françaises n'ont eu qu'un seul partenaire sur la dernière année (27). Si la très grande majorité des français demeurent fidèles c'est bien parce que les relations charnelles ne sont pas qu'affaire d'odeurs ou d'hormones même si ces dernières ne sont pas sans influences sur les comportements amoureux.
     La fidélité n'est pas non plus synonyme d'une absence de tentation, de pulsions ou de désirs de tous ordres. Mais les engagements pris, la parole donnée et la volonté de les voir aboutir réinscrivent toutes ces forces intérieures dans le projet initial, là où elles ont un sens. Comme le dit à sa manière le psalmiste : « Vois, mes pensées n’ont pas franchi mes lèvres ». Ce qui veut dire qu’on savait bien que l’on ne maîtrisait pas le surgissement des pulsions. L’effort porte sur leur gestion.
     Les relations sexuelles reçoivent leur sens de nos décisions, elles disent intimement et exclusivement la relation qui unit les deux personnes. Nous l'avons déjà vu plus haut.

     Il faut se méfier de tous les discours déshumanisant qui déresponsabilisent l'homme de ses faits et gestes. De telles visions hygiéniques, génétiques ou hormonales, bref, matérialistes des relations humaines tendent à faire de chacun le jouet du hasard et de ses désirs ambigus.

 

F. L'ENGAGEMENT AU SERVICE D'UNE VERITABLE "LIBERATION SEXUELLE".


     Le titre est provocateur mais il veut par là rappeler que ce qui libère l'homme ce n'est pas tant de n'avoir aucune contrainte que de choisir le chemin qu'il veut parcourir et donc les contraintes qui vont avec. Les ignorer c'est risquer de ne jamais grandir dans sa vie psychoaffective. L'engagement libère. Il suffit d'écouter les couples qui se sont mariés pour entendre combien l'engagement du mariage a libéré chez chacun de tendresse, de fécondité mais aussi de responsabilité et d'efforts pour mûrir et s'améliorer. Ainsi celui qui veut se rendre de Marseille à Paris en voiture doit choisir en même temps de respecter le code de la route. S'affranchir des règles élémentaires du code, c'est être sûr de ne pas aller au delà du premier kilomètre. En revanche, accepter le code, c'est être libéré du chaos pour voyager où l'on veut. C'est exactement pareil pour la vie de couple. Choisir d'aimer une personne toute sa vie libère bien plus d'énergie que vous ne l’imaginez.
     En effet, lorsqu’un couple accède à cette dimension du don, cela permet à chacun de pouvoir se donner et s’offrir en totalité, jusqu’au partage de la fécondité. C’est ainsi que des couples qui vivaient ensemble avant de se marier et qui franchissent cette étape déclarent « avoir plus de tendresse pour l’autre » ou encore « s’aimer plus librement ».

     Aussi curieux cela soit-il, tous ceux qui ont prôné la révolution sexuelle avec la possibilité de faire tout et n'importe quoi ne sont pas allés bien loin. Il est d'ailleurs probable que les jeunes qui se marient aujourd'hui et qui sont les descendants des acteurs de mai 1968 n'élèveront pas leurs enfants de la même façon qu'ils l'ont été. Il y aura sans doute plus de repères donnés à leurs propres enfants. La génération des baba-cools et de l'autogestion a vécu.

 

© Bruno Feillet 21/11/2002

 

Notes

1. Irigaray Luce, Transcendants l'un à l'autre, les noces entre le verbe et la chair. Contribution à Xavier Lacroix, Homme et femme, l’insaisissable différence, Cerf, 1993 p116-117.
2. Tillich Paul, Religion biblique et ontologie, Sup - Puf, pp 26-27.
3. Irigaray Luce, Transcendants l'un à l'autre, les noces entre le verbe et la chair. Contribution à Xavier 4. Lacroix, Homme et femme, l’insaisissable différence, Cerf, 1993 p118.
4. Cet article daté du 25 mars 1990 a été repris et développé autrement dans "Le corps de chair" pp 95 à 124. Voir aussi le chapitre suivant beaucoup plus compliqué sur "Le sens du sens".
5. Amour et Famille N°184 pp 20-21
6. Amour et Famille N°184 p21.
7. Amour et Famille N°184 p24.
8. Dolto Françoise, cité par X. Lacroix dans Amour et Famille N°184 p24.
9. Il faut une dispense des parents si l'un des contractants est mineur. l'Église, au niveau universel et selon les conditions locales, refuserait de célébrer validement des mariages tant que l'homme n'a pas seize ans accomplis et la femme quatorze ans accomplis. Canon 1083.
10. D’un titre d’un livre fameux de Tony Anatrella : Interminables adolescences, Cerf-Cujas, 1988.
11. Cité par Xavier Lacroix. Tony Anatrella : Interminables adolescences, Cerf-Cujas, 1988 p65.
12. Irigaray Luce, Transcendants l'un à l'autre, les noces entre le verbe et la chair. Contribution à Xavier Lacroix, Homme et femme, l’insaisissable différence, Cerf, 1993 pp117-118.
13. Fuchs Eric, Le désir et la tendresse, Labor et fides, 1979, p22.
14. Mathon Gérard, Le mariage des chrétiens - des origines au concile de Trente, Bibliothèque d’histoire du Christianisme N° 31, Desclée, 1993, p88
15. Mathon Gérard, Le mariage des chrétiens - des origines au concile de Trente, Bibliothèque d’histoire du Christianisme N° 31, Desclée, 1993, p122.
16. C’est nous qui soulignons.
17. Lacroix Xavier, Le corps de chair, Cerf. 1992, p38-39.
18. Gritti Jules, Etudes, mars 1988, p342.
19. Borde D., dans Le figaro, 10 décembre 1987.
20. Luc 15, 12.17.
21. Le stérilet, qui est principalement un abortif, n’est jamais autorisé avant la naissance d’un ou deux enfants pour les causes de stérilité qu’il peut engendrer.
22. D’après un article de Anne Lizotte, Famille Chrétienne N° 872, du 29 septembre 1994, p19-22.
23. On lira avec intérêt à ce sujet un petit opuscule écrit par un couple américain : Thomas and Donna Finn, "Intimate bedfellows : love sex, and the catholic church" aux éditions St Paul Books ans Media, 1993. Spécialement les pages 39-56.
24. J’ai déjà rencontré des jeunes qui passaient la nuit ensemble et qui se permettaient tout sauf les relations sexuelles proprement dites. Ils en perdaient jusqu’au sens de la virginité et se demandaient combien de temps ils allaient « tenir ». Il faut se donner les moyens de ses choix. Pour voir clair, il faut du recul et donc de la retenue.
25. Voir l’excellent "commentaire" d'Yves de GENTIL-BLANCHIS dans La Croix l'événement des 4 et 5 septembre 1994. Nous lui devons l'essentiel des pargraphes qui suivent.
26. Jc 4, 1. Traduction liturgique.
27. Voir les commentaires sur le rapport Spira plus haut.